Pourquoi l’opéra ne pourrait-il pas toujours être aussi simple, fluide, léger ? Pourquoi cet art que nous chérissons tant serait-il forcément un spectacle de l’égo, une foire d’individualités ?
L’exploit banal, ordinaire du tandem Alexandre/Minkowski (qui renouvelle celui qu’ils avaient réalisé il y a quelques mois avec Don Giovanni), consiste simplement à faire de la musique, ensemble. Cela passe d’abord par une disposition d’esprit, la possibilité de devenir à nouveau naïf devant une partition mille fois lue : il faut donc s’étonner encore, rire vraiment lorsqu’il faut rire, pleurer vraiment lorsqu’il s’agit de pleurer. En un mot, prendre au sérieux la musique plutôt que de se prendre soi-même au sérieux. Et puis il faut être libre, s’affranchir de la grande tradition d’interprétation, comprendre à nouveau ce que la musique a à nous dire, faire « comme si » c’était la première fois.
Libre, la direction de Marc Minkowski l’est assurément, insolente et indolente. Suspensions, déroulés, attentes, précipitations, le fil mozartien se noue et se dénoue, se tend et se détend à volonté. La phalange des Musiciens du Louvre est quasi-irréprochable, en confiance avec son chef, souple, laissant l’élasticité nécessaire à sa direction nerveuse. Silences et relances sont admirablement menés, et saluons le travail toujours exemplaire fourni au continuo par Luca Oberti, dont le pianoforte n’est pas un simple accompagnateur mais bien le septième personnage de l’intrigue. Ses interventions sont autant de ponctuations au service de récitatifs reprenant la place qu’ils doivent avoir chez Mozart : la première.
Travail acharné qui doit être aussi salué chez les chanteurs-acteurs : on sait à quel point il est ingrat de consentir à redonner la priorité au récit, à l’action, sur l’air soliste. Ils le font de bonne grâce, avec le sourire : c’est qu’ils s’amusent ! Déjà, hilares sur scène quinze minutes avant le début du spectacle, ils discutent, se rhabillent, jouent aux cartes. Ils resteront tous sur scène durant la quasi-totalité des trois heures de l’ouvrage, n’étant plus simplement « solistes », mais membres d’une joyeuse troupe.
C’est que la mise en théâtre d’Ivan Alexandre a besoin d’une telle troupe pour réaliser son projet dramatique. Sur le même théâtre de tréteaux que dans les deux premiers volets de la trilogie montés à Versailles et Drottningholm, auquel sont toujours attachés ces rideaux qui structurent l’espace, le metteur en scène tisse les liens imaginaires entre Les Noces, Don Giovanni et Cosi. Cherubino, l’adolescent qui adule toutes les femmes du palais, a grandi : il est devenu Giovanni, le macho intrépide. Revenu des enfers, mais devenu trop vieux pour consommer son désir lui-même, Cherubino-Giovanni-Alfonso règle son petit théâtre de sexe et de lucre à distance, sans oublier tout de même de passer la main sous le decolleté de la servante. L’idée, qui aurait pu être creuse et s’arrêter à sa seule énonciation, est au contraire pleine de sens, prétexte à de savoureuses citations croisées (« Notte e giorno faticar », « Voi che sapete »). Elle est soutenue par une inventivité rare, une poésie du geste et de l’attitude que l’on devine être les fruits d’un travail long et engageant. Elle repose enfin sur l’intelligence d’une scénographie (décors et costumes somptueux d’Antoine Fontaine) qui n’a pas fini de livrer ses astuces : ces voiles qui se lèvent pour figurer le bateau du départ ; ces rideaux qui se tirent, faisant s’envoler les illusions des deux amantes. Voilà une mise en scène qui traite la musique au pied de la lettre, devient son esclave.
© Mats Bäcker
Encore une fois, on ne saurait louer ce travail collectif splendide en jugeant trop isolément les chanteurs qui y concourent : il faut dire avant tout que les voix sont belles, jeunes et adaptées au lieu, et c’est déjà le principal. Tressons des lauriers à Jean-Sébastien Bou, Alfonso resté et Cherubino et Giovanni, à la fois salaud libidineux et homme-enfant admirant trop les femmes pour leur faire vraiment du mal. La présence est admirable, bien que non tapageuse, et la voix garde l’autorité parfaite du personnage. Ce que Robert Gleadow trouvait de désinvolture et d’allure dans Leporello, il le reproduit, sans une certaine cabotinerie, chez Guglielmo, exposant une vocalité sans défaut. Son camarade Anicio Zorzi Giustiniani, l’archétype du ténor jeune premier cisèle pour Ferrando un magnifique « Un’aura amorosa ». Chez les femmes, c’est festival ! Ana Maria Labin, Donna Anna la dernière fois, est une Fiordiligi ample et veloutée, une héroïne d’opera seria, nous donnant peut-être le plus beau « Come scoglio » que l’on ait entendu. Le reste du trio est équitablement talentueux : l’autre soeur (Serena Malfi), même sensibilité dans un autre tempérament ; Despina (Maria Savastano), espiègle servante doublée d’un timbre sucré.
Maintenant, on voudrait qu’Ivan Alexandre reprenne les mêmes tréteaux et les mêmes rideaux, peut-être les mêmes chanteurs, et qu’y jouent et chantent Violetta et Alfredo, Leonore et Florestan, et pourquoi pas Siegfried et Brünnhilde. Cela ne coûterait pas très cher, on y emmènerait les écoles et on écrirait au fronton du théâtre de bois : « L’opéra, c’est la liberté ! »