À l’extrême fin de sa vie, Otto Klemperer adoptait dans ses symphonies de Beethoven des tempi tellement lents qu’il n’était pas rare que la salle bruisse d’insatisfaction. Pendant les concerts il arrivait au Maestro importuné de se retourner vers les perturbateurs et de tonner « oui, c’est mon tempo » avant de poursuivre, en grognant. Peu de temps avant de s’éteindre, Klemperer grava pour les micros d’EMI l’un des Così fan tutte les plus apoplectiques de la discographie, noyant la complexe comédie dans des torrents de statisme et de torpeur.
La révolution baroque étant passée par là, nos oreilles se sont habituées à un Mozart frais et vif, gouleyant comme un petit Lambrusco, heureux de déployer son habile mécanique au trot allègre de battues toniques. Riccardo Muti, pour cette inauguration de saison du San Carlo, ne l’entend pas de cette oreille. Empêtré dans une esthétique brucknerienne, l’enfant du pays concocte un Così apollinien où la beauté du son – la sculpture des ensembles – prime sur toute autre considération. On admire toujours chez l’immense Maestro cet art de faire entendre des détails orchestraux inouïs mais force est de reconnaître que sa lecture de l’œuvre tend à l’abolition complète de cette folie organisée que Stendhal détectera chez Rossini.
Sur le plateau gigantesque, les chanteurs s’ébrouent sans jamais réellement entrer en dialogue avec le public. On admire les aigus diaphanes de Maria Bengtsson (pourquoi diable extrapoler dans le « Caro Bene? ») on vibre avec le mezzo éruptif de Paola Gardina, on sympathise même avec le Guglielmo goguenard d’Alessio Arduini et si Pavel Kolgatin chante admirablement son Ferrando, toute cette agitation ne touche jamais au sublime que quand elle se prend dans l’épaisse toile harmonique du Maestro. Là, des gigatonnes de sonorités soyeuses coulent directement dans nos oreilles, sans jamais réellement servir l’action hélas. Et comme toujours dans Così, ce sont les agitateurs qui s’en sortent le mieux. Le Don Alfonso de Marco Filippo Romano est souverain, malgré un coupable penchant pour l’histrionisme, et la Despina d’Emmanuelle De Negri parfaitement délicieuse.
Qu’une femme s’attaque enfin à ce monument de politically incorrect promettait une lecture intéressante. Las, loin d’offrir le moindre point de vue décelable à l’œil nu, Chiara Muti se contente de meubler cette pantalonnade de manière parfaitement décorative. Ni réussi, ni raté, son spectacle a le mérite d’être à la fois lisible et sympathique. Il a par contre le défaut majeur de manquer d’ambition. Dans un décor unique et plutôt laid – quatre mûrs léchés par la mérule et souillés de salpêtre – la mer, au loin, immobile et grise, ressemble à l’étoffe d’une robe disco plutôt qu’à l’ondée azuréenne d’Othon Friesz. Surenchère d’accessoires (raquettes de tennis, escarpolettes, montgolfière, ailes d’ange, confettis, carafes et voiles de tulle) qui encombrent un plateau où les chanteurs sont abandonnés à une improbable chorégraphie. Reste que dans un théâtre plus intime et avec une direction musicale moins antinomique, la sauce aurait peut-être pris.