C’est Andreas Kriegenburg qui est à la manœuvre pour ce Così fan tutte du Semperoper Dresden. Il s’agit de la reprise d’une production de 2014 du metteur en scène magdebourgeois. Kriegenburg est un habitué des scènes européennes les plus diverses ; il assure depuis une quinzaine d’années des régies d’opéra à Francfort (Tosca), Berlin, Hanovre, Vienne, Hambourg, Munich (Ring complet en 2012), entre bien d’autres et récemment Simon Boccanegra au Festival de Salzbourg 2019.
La proposition scénique de Kriegenburg est servie avec une belle sobriété par les décors de Harald Thor et les éclairages de Stefan Bolliger. Décor unique pour les deux actes : il s’agit d’un vaste plan incliné circulaire et tournant qui occupe quasiment toute la scène. Imaginez une immense toupie qui tournerait lentement et toujours en oblique. Ce vaste espace est investi d’immenses tentures blanches figurant tantôt les grilles d’une cage à oiseau (nos jeunes femmes sont-elles prisonnières expiatoires ?), tantôt une balancelle (pour tourtereaux ?), tantôt enfin des paravents permettant de voir sans être vu. Cette immense roue est pourvue au second acte de bancs publics où les différents protagonistes prennent place individuellement ou par deux, les couples s’y faisant ou défaisant en un manège parfois étourdissant mais somme toute plaisant et toujours signifiant.
©Matthias Creutziger
D’une façon générale la direction d’acteurs est particulièrement soignée et le jeu plutôt ultra-classique pour cet opéra des mouvements de symétrie, d’échanges, d’inversions des personnages, fonctionne à merveille et le spectateur se laisse volontiers prendre au jeu. Cela donne une fluidité bienvenue et souligne le propos du librettiste.
Kriegenburg part donc du principe que la vie amoureuse est un vaste manège. A deux sans doute, mais pourquoi pas à quatre ? Son idée est aussi que le cours, imperturbable, des événements peut s’apparenter au plateau d’une roulette de casino qui s’arrêtera sur telle ou telle case ; et quand le plateau ne s’arrête plus, en un tournis étourdissant, nous voilà entraînés dans un mouvement qui nous échappe, nous dépasse et que l’on ne contrôle plus. Ainsi, les couples reconstitués à la fin de l’œuvre, en remontant sur le plateau incliné, s’exposent-ils peut-être à de nouvelles tribulations, mais cela nous ne le saurons pas.
Par ailleurs, la proposition scénique de Kriegenburg nous rappelle fort à propos le sous-titre de l’œuvre : Così fan tutte ossia la scuola degli amanti . Don Alfonso figure bien ici le maître d’école, qui dirige de son doigt autoritaire deux jeunes écolières bien obéissantes et deux jeunes écoliers qui se plient plutôt de bonne grâce aux exigences du maître. Quand celui-ci demande aux garçons de se grimer, ils se transforment, non pas en Albanais, mais en Buster Keaton ou Charlie Chaplin, avec chapeau, moustache, maquillage blanc et grandes chaussures, héros du cinéma muet, prêts à subir docilement tout ce qui leur sera imposé.
Le plateau vocal nous aura fait meilleure impression dans son ensemble que dans ses individualités. Pas si grave car chanter Così s’apparente davantage à un sport collectif qu’individuel. Pour faire simple, chacun des six personnages possède une aria par acte, tout le reste est duos, trios, quatuors ou autres ensembles. Ceux-ci auront été de belle facture, gommant parfois des imperfections singulières, servis nous le disions par une direction d’acteurs vive et intelligente. Un satisfecit particulier au trio du I « Soave sia il vento », qui figea le plateau en une parenthèse quasi extatique.
La distribution est dominée haut la main par la Fiordiligi de Francesca Dotto, appréciée par notre confrère en Luisa Miller à Parme à l’automne dernier. Beaucoup de qualités dans la voix de cette jeune cantatrice de moins de 30 ans : beauté du timbre, bonne technique, ampleur de l’émission. Sa performance a été dominée par un « Per pietà, ben mio, perdona » de toute beauté. Aucune difficulté n’a été contournée, les sauts de tessitures bien ajustés, les ornements sûrs. Manque peut-être encore l’aisance, mais peut-on être pleinement à l’aise dans une aria d’une telle science ? A lire son « carnet de commandes » des mois à venir, on se permettra seulement de recommander à Francesca Dotto, de ne pas se précipiter vers des rôles qui pourraient s’avérer encore trop lourds.
La Dorabella de Jana Kurucová ne dispose peut-être pas des mêmes facilités mais possède un bagage solide. Ce membre de la troupe du Deutsche Oper Berlin est visiblement à l’aise dans ce rôle et manifeste une énergie communicative. Des deux amants, nous aurons nettement préféré le Guglielmo de Lawson Anderson. Membre récent de la troupe de l’opéra de Dresde, il possède un superbe baryton et dispose d’une force de conviction admirable. A suivre sans doute. Nous concéderons avoir été très peu sensible au timbre du Ferrando de Joseph Dennis. A la peine dans « Un’ aura amorosa », il n’aura su nous associer aux émois du jeune héros. La technique vient souvent à la rescousse mais la technique ne suffit pas toujours.
Le Don Alfonso/maitre d’école de Martin-Jan Nijhof est solide et convaincant, la Despina de Ute Selbig n’était pas pleinement à sa place. Nous avons beaucoup de respect pour cette spécialiste de la musique sacrée, membre de la troupe à Dresde depuis 35 ans et que nous avions appréciée l’automne dernier dans le rôle de Marianne du Rosenkavalier, mais le rôle de Despina exige une vista, une légèreté de mouche, un sautillement permanent et une insolence adolescente que Ute Selbig ne peut proposer.
Belle mention à l’orchestre réduit de la Staatskapelle Dresden conduite avec amour et souplesse par Georg Fritzsch et des bravi tout particulier au hautbois, à la flûte et surtout au piano-forte toujours plein d’humour et qui sut parfaitement cheminer dans des récitatifs parfois labyrinthiques.