Certains spectacles dépassent le cadre de la critique. Certes, pris individuellement, on pourrait reprocher aux chanteurs un défaut d’intonation ou un petit manque d’aisance vocale, et désirer ailleurs un timbre plus riche ou souhaiter un volume plus conséquent. Tout cela porterait sur des détails qui n’auraient rien de rédhibitoires. Surtout, les mentionner ne dirait rien : si critiquer, c’est aussi rendre compte d’une impression, il faut parfois céder à l’enchantement d’une production, lorsqu’elle se surpasse à chaque instant.
Il était une fois une Cenerentola à l’opéra de Berne, mise en scène par Cordula Däuper et dirigée par Srboljub Dinić. Elle, la metteuse en scène, avait choisi pour sa scénographie un kitsch rose bonbon qui se révéla pourtant bien vite aussi intelligent qu’enjoué. L’écran des surtitrages, par exemple, encadré de lumières clignotantes, s’intégrait au décor : tantôt traduction, tantôt commentaire de l’action, il restituait ainsi avec subtilité la dimension philosophique de l’opéra ou s’amusait à l’envi des protagonistes. Rien n’était gratuit : preuve en était le délicieux gâteau en forme de château à la fin du premier acte, promesse qui se réalisait en un vrai château dans le final du deuxième acte. Surtout, la metteuse en scène avait su remplir chaque tableau d’action sans jamais le surcharger, et au contact de tant d’esprit, l’on riait sans cesse, de bon cœur et de bonne intelligence. Aucun détail n’était négligé, chaque scène était travaillée et retravaillée, mais ne laissait rien paraître qu’une énergie folle et une pertinence de tous les instants, ici désopilants, là tendres et émouvants. Cette direction d’acteur était même si excellente qu’on en oubliait la difficulté des airs, tant ils s’inscrivaient dans le contexte, de même que les vocalises semblaient aller de soi, car chaque note avait un sens. Le chef, lui, offrait une musique idéale, en choisissant les meilleurs tempi possibles, donnant tout son souffle aux crescendi, libérant, à la tête d’un orchestre irréprochable, toute l’énergie de cette partition sans pareille.
Et sur cette scène enchantée, il y avait des chanteurs de bien belle tenue. Deux sœurs d’abord (Camille Butcher et Claude Eischenberger) magnifiquement ignobles, idéales dans leurs rôles. Don Magnifico, leur père (Michele Govi), ensuite, habité par l’intelligence comique du texte, qui, l’air de rien, ciselait chacune de ses phrases, et joignait à son chant brillant le jeu d’acteur qui convenait. Robin Adams en Dandini amusait à chaque instant son monde, avec une qualité vocale remarquable, et ce, le plus naturellement du monde.Quant à son maître, le prince Don Ramiro (Peter Tantsits), ildéployait un timbre solaire et riche, des aigus splendides, qui lui valaient une admiration unanime dans son grand air. Et que dire de sa rencontre avec Angelina, où les spectateurs ne manquaient pas de verser quelques larmes discrètes, lorsque le taudis de Don Magnifico se transformait en un palais d’amour ? Cette Angelina (Christina Daletska) éblouissante et si simple, aussi touchante que virtuose, savait conquérir en un sourire et quelques notes le cœur de chacun. « Mi seduce, m’innamora… » disait le prince lorsqu’il la découvrait – il parlait pour tous. Et de ce royaume qu’était la scène, émanait une énergie irrésistible qui interdisait l’ennui et ne laissait exister que ce bonheur dont Rossini a le secret.
Il était une fois… mais l’on souhaiterait que cela advienne tout le temps.