Depuis quelques années, les opéras de Giacomo Meyerbeer ressortent petit à petit du purgatoire. Malheureusement, le cent-cinquantième anniversaire de la mort de ce français d’adoption n’aura donné lieu qu’à de rares événements (et aucun à Paris où il triompha). Il faut donc se féliciter que le Palazetto Bru Zane, centre de musique romantique française, se soit associé à l’Académie Nationale Sainte Cécile pour proposer ce concert exceptionnel dont le programme permet de donner un panorama de quelques unes des facettes du compositeur, en regard de la production de ses contemporains. C’est une démarche d’autant plus salutaire qu’une partie des reproches faits à Meyerbeer dans la littérature musicale officielle révèlent en fait d’appréciations totalement anachroniques.
La célèbrissime ouverture de Semiramide (1823) est ainsi suivie de la grande scène de Palmide dans Il crociato in Egitto (ouvrage composé entre 1822 et 1823), « D’una madre disperata », œuvre emblématique de la période italienne de Meyerbeer. Si l’influence rossinienne est indéniable (mais Meyerbeer n’a pas le talent mélodique de son confrère), l’influence mozartienne ne l’est pas moins (on songe par exemple au dernier air d’Elettra dans Idomeneo et l’introduction rappelle « Fuor del mar »). Pour autant, l’air annonce aussi déjà les grandes scènes de folie du bel canto romantique de Donizetti et Bellini. L’ouverture de Benvenuto Cellini (ouvrage composé entre 1834 et 1838) vient en écho de celle de Dinorah (1859) et illustre une influence inverse, Meyerbeer n’ayant jamais été jusque là un grand spécialiste des ouvertures. Sans atteindre l’originalité berliozienne, le compositeur allemand réussit néanmoins un étonnant et électrisant poème symphonique, par ailleurs plus séduisant mélodiquement. Sentiment inverse face à l’ouverture de Das Liebesverbot (composé en 1834) visiblement inspirée de celle du Zampa de Louis Joseph Ferdinand Herold créé en 1831 à l’Opéra-Comique. Mais quel chemin parcouru ensuite par Wagner quand on entend la « Marche indienne » de L’Africaine (1865) contemporaine de Tristan und Isolde et des Meistersinger von Nürnberg (entre temps, Wagner aura également tâté du grand opéra avec Rienzi et de l’opéra romantique avec Die Fliegende Hollander !). Vocalement, la période française est illustrée ici par des airs des années 1830 (tirés des grands opéras Robert-le-Diable et Les Huguenots) qui montrent un Meyerbeer au sommet de son art et inventeur de son propre style. A l’inverse, l’air extrait de Dinorah (1859) témoigne de l’influence en retour de Gaetano Donizetti ! D’où l’on peut conclure que l’œuvre de Meyerbeer s’intègre totalement à l’évolution musicale de l’époque, tantôt en avance, tantôt en retard, mais bien indissociable de ce cheminement. Seul regret, un tel concert réunissant un soprano et un chef prestigieux ne peut, par construction, proposer les duos, trios, scènes avec chœur, etc., tous ces ensembles dramatiques qui sont justement les morceaux musicaux où l’art de Meyerbeer est le plus original et le plus éclatant, et bien davantage que dans les airs de solistes.
Diana Damrau et Antonio Pappano © Riccardo Musacchio & Flavio Ianniello
Et pourtant, nous sommes gâtés en termes de soliste ! Diana Damrau trouve ici un répertoire tout à fait à la mesure de ses moyens actuels. Sa Palmide est tout simplement époustouflante, d’autant que la chanteuse n’aura pas eu la possibilité de se chauffer la voix avec un air moins ardu. Divisé en trois parties, la scène permet au soprano de mettre en valeurs toute une gamme d’émotion : le désespoir de la mère qui veut se sacrifier pour son fils, ses prières émouvantes pour obtenir sa libération et sa joie lorsqu’elle l’obtient. La créatrice du rôle était Henriette Méric-Lalande, également créatrice de la Lucrezia Borgia de Donizetti en 1833. Malgré un tempo rapide, les vocalises sont exécutées de manière impeccable et sans être jamais mécaniques, les aigus dardés avec insolence et le legato de la partie centrale est miraculeux. L’air « Robert, toi que j’aime » est exécutée avec sureté mais manque un peu d’ampleur : on souhaiterait une voix un peu plus large, plus belcantiste et capable de mieux varier les couleurs. Damrau sait toutefois utiliser au mieux ses moyens avec des mezza voce suspendus dans les airs. Aucune réserve en revanche pour la scène de Marguerite de Valois des Huguenots. Le soprano est ici tout à son aise, à la fois dans le rôle qu’elle interprète avec humour et dans la tessiture où son medium bien corsé (quoiqu’un peu dur) sert d’assise à des aigus impressionnants, et à des cadences originales. Le triomphe qui suit est amplement mérité. Quoique très différente de celle de Patrizia Ciofi une semaine auparavant à Berlin, son interprétation de l’air « Ombre légère » de Dinorah emporte également l’adhésion. L’interprétation est sans doute ici moins romantique, un peu plus « salonnarde », mais peut-être plus proche de l’originale (la créatrice, Marie Cabel, était réputée dans les opéras de Daniel Auber). Là encore, on reste confondu devant la sureté de l’exécution, mais pas ému. En bis, Damrau nous offre un autre rôle des Huguenots, celui du page Urbain au premier acte, avec l’air « Nobles seigneurs ». Chanté avec aplomb et abattage, le morceau soulève l’enthousiasme du public transporté par ce nouveau morceau de bravoure, d’autant plus que la chanteuse avait été annoncée souffrante au début du concert. Face à une telle démonstration, on ne peut qu’espérer que ce concert ne sera pas sans lendemain : Damrau nous doit au moins une Marguerite de Valois scénique intégrale sur une grande scène européenne !
Deuxième star de la soirée, Antonio Pappano est le maître d’œuvre de la réussite de cette soirée. Attentif à ne pas couvrir Diana Damrau, le chef dirige un orchestre galvanisé dans les parties orchestrales . La marche indienne, malgré les réserves qu’on peut avoir sur la musique, reste un morceau de bravoure, surtout quand l’Orchestre de l’Academia Santa Cecilia est rejoint par une incroyable harmonie de 22 exécutants ! Mais les numéros les plus excitants restent les ouvertures de Benvenuto Cellini et de Dinorah (avec les choeurs de Santa Cecilia) où l’on ressent clairement la filiation de Pappano avec Toscanini. Au final, un beau triomphe pour ce concert. Grâce au Palazetto Bru Zane, la réhabilitation de Meyerbeer est en marche !