Fidèle à lui-même, le Festival du Château de Peralada propose pour cette nouvelle édition de nombreuses soirées autour de domaines artistiques très variés avec le concours des plus grands artistes. Le 24, c’était Sylvie Guilhem. Ce 31, c’est pour Klaus Florian Vogt que le chœur de l’Eglise du Carme s’est paré de tapisseries et le fond de la nef d’un immense panneau écarlate orné en son centre du blason du château. L’intitulé « Voyage à travers le romantisme », trompeur si l’on rapporte le mot à une période déterminée de l’histoire littéraire et musicale, ne l’est pas si on lui attribue le sens d’expression lyrique de sentiments personnels, en particulier amoureux. Dès lors il peut commencer à Schubert et finir à Lehar, et même, dans les bis, inclure Bernstein, une bonne partie du concert étant déjà présente dans le disque « Favorites » enregistré par le ténor en 2014. Dans le bras de fer inventé par le marketing, on pense évidemment à l’autre ténor allemand qui était en vedette l’an passé. Mais il suffit à Klaus Florian Vogt d’ouvrir la bouche pour anéantir toute velléité de comparaison. Rien n’étant plus sujet à varier d’un soir à l’autre que l’état vocal, on se félicite aussitôt car manifestement les fatigues récentes de Bayreuth ne pèsent en rien sur une émission aussi déliée, sonore et claire qu’on l’espérait, aussi facile en apparence que dans l’Euryanthe de 2008 à Toulouse. Il est rare que l’enchantement éprouvé lors d’une découverte se renouvelle à l’identique. C’est le bonheur qui nous échoit, dispensé par cette voix d’une luminosité sachant se faire suave ou mystique mais aussi ardente, voire éclatante, dans un strict respect du style et des nuances. Ce bonheur serait immédiat et sans mélange si pour les quatre lieder de Schubert le pianiste Jobst Schneiderat ne nous semblait oublier qu’un grand piano à queue moderne ne réagit pas et ne sonne pas comme un pianoforte de 1822. C’est d’autant plus irritant que le chanteur colore sa voix en fonction du texte et qu’aussitôt après, pour tous les autres compositeurs, le pianiste sera un partenaire convenable sinon inoubliable et ne gâchera plus le plaisir. Car c’est de plaisir qu’il s’agit, même quand le texte de Wagner est le vecteur de l’exaltation de Siegfried, où la sensualité donne accès au renouveau du monde, ou de la révélation mystique de Lohengrin, dans ces moments-clés dont les ressources vocales de Klaus Florian Vogt font vibrer toute l’intensité, de la confidence presque chuchotée jusqu’à une éclosion glorieuse. Clarté, douceur, force, les harmoniques du timbre prolongent les mots, dont l’artiste cisèle le sens, comme il l’avait fait auparavant pour un air de Tamino à peine vibré, léger et lumineux comme l’innocence.
Après l’entracte deux lieder de Brahms de 1860 où une ritournelle exprime le caractère obsessionnel que l’objet aimé prend pour l’amoureux, et la détermination de celui qui sans drame doit s’éloigner de celle qui ne veut pas le comprendre. Dans la voix passent les nuances allant de l’espoir au doute, dans une alliance très sûre de fermeté et de fragilité. Le reste du programme enchaîne des œuvres de compositeurs du XXe siècle, dans une inspiration musicale nourrie de sources austro-hongroises dont Franz Lehar est le principal représentant, avec quatre airs extraits de trois de ses opérettes, Le Pays du sourire se taillant la part du lion. La chanson de Hans May, chantée avec la fermeté croissante qui caractérise ce répertoire dans toutes les langues, précède un extrait de Friederike que le ténor couronne d’une « messa di voce » exemplaire. « Mein Wien », tiré de l’œuvre connue en France sous le titre Comtesse Maritza, relève d’un genre dont on a du mal aujourd’hui à mesurer la popularité ; entre accélérations et ralentis, la clarté et la fraîcheur du registre aigu ont une séduction irrésistible. Les rets sont tendus désormais : comment résister aux deux extraits du Pays du sourire, où si le cœur est en bandoulière c’est derrière le plastron d’un smoking ou la soie d’un kimono ? L’élégance du personnage passe tout entière dans les accents que le chanteur lui prête, et la plainte reste aristocratique tout en vibrant de sincérité. Celle-ci soulève l’auditoire, qui ne se lasse pas d’acclamer le ténor. Il accordera deux bis : le « Maria, Maria » de West Side Story, et un air extrait de la dernière œuvre de Franz Lehar, Giuditta, que Richard Tauber avait créée. L’air est à la fois enjôleur et brillant, et l’aigu final lancé comme un défi ou un paraphe porte l’estocade. Pas un instant la voix n’a perdu son éclat ou sa justesse ; conserver année après année cette lumière, en dépit d’engagements lourds, relèverait-il de l’au-delà ? Une chose est sûre : ce bon vivant a une voix d’ange !