Pour faire un spectacle du Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi, chefs et metteurs en scène enchâssent généralement ce madrigal d’une vingtaine de minutes dans un ensemble de pièces vocales et instrumentales signées la plupart du temps par le génial Crémonais. A l’Opéra de Clermont-Ferrand, Johannes Pramsohler directeur musical de l’Ensemble Diderot, et Florent Siaud metteur en scène, ont choisi eux, d’inviter des contemporains de l’auteur du Lamento d’Arianna pour accompagner leur Combattimento « augmenté » sous-titré Fantasmagorie Baroque. Savant autant qu’audacieux montage qui ne se contente pas de juxtaposer des œuvres fussent-elles en affinités thématiques puisqu’inspirées par la Jérusalem délivrée du Tasse. Le fil conducteur en est le poète lui-même incarné alternativement par le comédien Eric Génovèse et le baryton Vladimir Kapshuk en Testo qui revit les grands épisodes de son œuvre emblématique au cours de sa fameuse incarcération pour folie à l’hôpital de Ferrare. Ainsi passe-t-on successivement en un lent crescendo dramatique, de la berceuse Hor ch’e tempo di dormire de Tarquinio Merula à la sensualité de Si dolce è’l tormento de Monteverdi, puis à un extrait d’Erminia sul Giordano de Michelangelo Rossi trois œuvres mettant en scène Rinaldo s’abandonnant aux charmes d’Armide. Mais la magicienne trahit par son amant reparti au combat fait bientôt éclater sa fureur dans Quando Rinaldo de Stefano Landi et dans un nouvel extrait de l’Erminia de Rossi. Survient enfin la sanglante tragédie du Combattimento montéverdien qui voit s’entretuer Tancrède et Clorinde. Lui succède un troisième épisode de l’Erminia de Rossi où le héros blessé à mort, erre en proie à la folie avant d’être découvert par la belle Herminie dans Le lagrime d’Erminia de Biagio Marini. Sigismondo d’India et son Ma ché ? Squallido e oscuro ferment le ban.
Pari on le voit des plus risqués que cette cohabitation entre des esthétiques pas toujours compatibles bien que contemporaines. Ovni musical demeuré inclassable et inégalé, véritable précipité de procédés mélodiques, harmoniques et rythmiques novateurs, le Combattimento di Tancredi e Clorinda semble a priori difficilement soluble dans un tel montage. En dépit des vents contraires, ce délicat échafaudage va devoir son salut aux talents conjugués d’une habile mise en scène et des interprètes. Florent Siaud a garde de ne jamais forcer le trait, de ne pas céder au démonstratif avec un objet forcément hybride ou le parti pris narratif eut fatalement tourné à l’échec. La part du rêve, du suggéré est donc omniprésente dans son travail. Chercher à expliciter dans le cas présent le climat du drame en faisant lien de façon ouvertement didactique, et définir ainsi sans ambiguité le lieu d’accomplissement du destin, revenait pour parodier Mallarmé à « supprimer les trois-quarts de la jouissance du poème qui est faite de devenir peu à peu : suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole ».
Pour ce faire, les protagonistes, instrumentistes compris, demeurent dans une légère pénombre, à peine déchirée parfois par une lumière plus crue venue souligner la tendresse ou la violence des sentiments, les doutes et les luttes internes de chacun. L’intimisme de ce lieu que dans un paradoxe assumé on pourrait qualifier d’utopique, joue autant sur l’indétermination de l’espace et de l’action qui s’inventent au fur et à mesure, que sur la musique et la voix qui en portent et en traduisent les affects. Tout l’art de Siaud consiste à conduire l’imaginaire du spectateur vers des horizons de transparences et des effets de miroir sur lesquels apparaissent et s’effacent les protagonistes. Le recours à la vidéo qui dans trop d’exemples s’impose comme une piètre cosmétique venue masquer les insuffisances d’une véritable dramaturgie, acquiert dans ce Combattimento une puissance symbolique loin de toute surcharge. Les images diaphanes, à l’imprécision calculée, s’ouvrent aux énigmes du labyrinthe des passions et leurs confèrent tout au contraire une dimension subtilement onirique qui ne parasite à aucun instant le chant.
La conduite énergique de Johannes Pramsohler, premier violon, alternant tonicité et suavité, participe grandement à la cohérence du projet. Dans cet enchaînement sans temps mort, à défaut de faire totalement taire leurs différences, le chef parvient à gommer un tant soit peu les contrastes par trop flagrants entre des pages qui n’étaient pas destinées à partager un même objectif. Le tout s’articule néanmoins sans accroc, avec souplesse. Au risque parfois de ne pas laisser libre cours à toute la violence du style concitato montéverdien lors du célébrissime affrontement.
Vladimir Kapshuk habite le baryton de son Testo avec conviction et une naturelle noblesse de port. Sa déclamation élégante et empreinte d’autorité n’enferme pas son personnage dans une diction trop monodique. Mais il peine à s’imposer dans les fameuses batteries de doubles croches rappelant la fureur hystérique de ce duel sans merci. La soprano Yun Jung Choi est aussi convaincante en séductrice Armide, qu’en orgueilleuse Clorinde ou en tendre Herminie. Elle caractérise chaque personnage avec une juste intensité et un équilibre toujours attentif à rendre les madrigalesques émotions de l’âme. Rompu au répertoire baroque, Matthieu Chapuis ne démérite pas en noblesse de projection. L’éclat martial de son ténor au médium chaleureux, en fait un Tancrède impérieux qui n’en reste pas moins homme.