Richard Strauss (1864-1949)
Elektra
Tragédie en un acte
Livret de Hugo von Hofmannsthal, d’après la pièce de Sophocle Électre
Création le 25 janvier 1909 au Königlisches Opernhaus de Dresde
Klytämnestra (Jane Henschel, sur l’escalier) et Elektra (Linda Watson, à droite).
Elektra, Linda Watson
Klytämnestra, Jane Henschel
Chrysothemis, Manuela Uhl
Aegisth, René Kollo
Orest, Albert Dohmen
Der Pfleger des Orest, Andreas Hörl
Ein junger Diener, Jörg Schneider
Ein alter Diener, Carsten Sabrowski
Die Aufseherin, Irmgard Vilsmaier
1. Magd, Constance Heller
2. Magd, Nina Amon
3. Magd, Hermine Haselböck
4. Magd, Katrin Adel
5. Magd, Bernarda Bobro
Mise en scène, décors, lumières et costumes, Herbert Wernicke († 2002)
La mise en scène originale de 1997 a été reprise par Bettina Göschl
Orchestre philharmonique de Munich
Dir. Christian Thielemann
Baden-Baden, Festspielhaus, vendredi 29 janvier 2010
Choc et magnétique
On sort de certaines représentations d’Elektra « la tête fatiguée comme une batterie électrique après la décharge », comme l’écrivait si justement Vincent Van Gogh à propos de ses joutes intellectuelles avec Paul Gauguin. L’intensité de l’œuvre de Strauss condensée en un acte sans pause et sans répit fait que cette heure quarante de tensions familiales couronnées de meurtres vengeurs peut agresser et épuiser l’auditeur ; il est vrai que ce dernier peut vivre en miroir une psychanalyse éprouvante. Ce n’est pas exactement ce que l’on a pu ressentir dans un Festspielhaus survolté par un public visiblement en phase. La cohérence du spectacle, la bonne tenue vocale de l’ensemble des protagonistes et la qualité de l’orchestre sont sans doute les fondements des sentiments de plénitude, de sérénité et de contentement ressentis à l’issue de la première d’Elektra à Baden-Baden.
La mise en scène, sobre, quasi absente, finit par s’imposer comme évidente dans son minimalisme. Certes, on aurait préféré avoir davantage à se mettre sous la dent, et notamment un cadre favorable à la réflexion philosophique comme cela avait été le cas avec la formidable mise en scène de Stéphane Braunschweig, dont la puissance magistrale avait magnétisé le public de l’Opéra national du Rhin. Le choix de Herbert Wernicke, volontairement intemporel, s’impose par la qualité des éclairages qui magnifient les fonds rouge, bleu et orange successifs et habillent les abîmes de solitude ainsi que la profondeur abyssale de la folie vengeresse d’une Elektra curieusement statique, à la fois perdue et immensément présente sur une avant-scène « plate-formée » d’où elle surnage et mûrit sa vengeance. Cet espace est l’une des grandes trouvailles de mise en scène : lieu à part et quasi-temple où erre la femme paria et officie l’oratrice qui hurle et invective… Le rideau de scène est un gigantesque mur pivotant qui se redresse et menace comme le tranchant de la hache – unique accessoire ou presque – brandie à l’envi par Elektra. Le rideau de scène se trouve curieusement drapant les épaules de Klytämnestra : c’est en effet le motif du rideau de Munich qu’on reconnaît sur le manteau de la mère abhorrée. Clin d’œil abscons pour le spectateur moyen qui ne saurait pas que la mise en scène avait été créée par Wernicke à Munich. Quant aux autres costumes, ils allient le drapé à l’antique avec les lamés des Années folles en un accord réjouissant pour l’œil. On pourra reprocher au personnage d’Elektra d’être trop statique, mais elle est génialement isolée sur l’avant-scène hors de son palais dont elle ne franchira pas le seuil. L’utilisation de l’escalier majestueux à souhait tout comme celui de la passerelle arrimée à la salle d’où émerge Orest est une belle idée : elle matérialise le statut d’étranger du frère craint par les uns et attendu par une héroïne elle-même en marge.
En Elektra, Linda Watson est avant tout une wagnérienne et son timbre à la sonorité pleine et riche manque peut-être d’un je-ne-sais-quoi de nuances, voire de folie, pour incontestablement emporter l’adhésion. Cela dit, la puissance et la précision de son chant, tout comme l’intensité et l’entièreté de sa performance (elle semblait avoir beaucoup de mal à revenir saluer, visiblement vidée) imposent le respect. Albert Dohmen est un Orest convaincant auquel on ne trouve pas grand chose à reprocher, si ce n’est une présence physique (et vocale) qui pourrai(en)t être plus rayonnante (s).
C’est avec plaisir qu’on retrouve René Kollo : celui qui semble ne jamais vouloir prendre sa retraite n’a que quelques mesures où son souffle suffit amplement pour éviter les vibratos trop perturbants. Son timbre incroyablement vert fait le reste et transcende son intrusion paniquée. Les autres rôles sont excellents. Il faut surtout souligner la présence magnifique d’une Chrysothemis sensible, tiraillée et irrémédiablement marquée par un destin trop grand pour elle. Manuela Uhl incarne cette fragilité puissante à merveille avec une maîtrise émouvante. Sa voix possède un timbre particulièrement charmeur et sa maîtrise technique semblait ici à toute épreuve. La palme revient cependant à Jane Henschel, incroyable Klytämnestra. Sa complexion d’emballage standard et son gabarit de lilliputienne peuvent surprendre à première vue pour un rôle où l’on attend une femme superbe, immense et royale. Cette première impression est immédiatement balayée devant l’évidence d’un chant où la passion, la haine, le monstrueux et la profonde humanité sont contenus dans chaque note. Être capable de tant de variations de tons et de sentiments relève tout simplement du miracle.
C’est de la fosse d’orchestre qu’émerge ce qui unifie à merveille le spectacle. La direction de Christian Thielemann est exemplaire, certes sonore, mais n’est-ce pas l’apanage de cette partition et de cet opéra en surtension permanente ? L’intensité éclatante de l’orchestre ne gêne toutefois en rien l’écoute des solistes et chaque instrument se profile en se distinguant idéalement. Un bonheur qui s’est soldé par un triomphe pour le chef et sa formation.
Catherine Jordy