L’opérette a généralement assez mauvaise presse et certaines maisons d’opéra vont jusqu’à la proscrire de leur scène. Un tel sevrage fait que les retrouvailles sont enthousiastes, d’autant plus quand le spectacle nous fait renouer avec une tradition populaire de qualité. C’est le cas ici. Et, hasard du calendrier, alors que les gens du voyage ont eux aussi très mauvaise presse, il est particulièrement réjouissant de voir programmées au festival de Saint-Céré aussi bien une Carmen arabo-andalouse que cette fiesta des gitans sympathique et entraînante.
L’œuvre a été créée après guerre et on voulait s’amuser en ces temps-là. S’amuser vraiment, en se laissant aller. C’est en quelque sorte ce que permet ce spectacle débridé où tout le monde, avec le plus grand sérieux nécessaire, en fait des tonnes, pour notre plus grand plaisir. Quelque part entre la Cage aux folles et Tintin et les Picaros, cette production nous montre une Espagne de carte postale colorée que Pedro Almodovar n’aurait pas reniée (son cinéma est constamment évoqué). On est ici au sommet du kitsch, mais un kitsch élevé au rang d’art, ayant acquis ses lettres de noblesse, sans jamais être vulgaire. L’empathie est totale et la nouvelle salle de près de 600 places de Saint-Céré, pleine à craquer, « chauffe » rapidement. On se prend à regretter qu’il y ait si peu d’enfants présents : le festival de Saint-Céré devrait proposer des matinées, cela ouvrirait nos futurs mélomanes à une vision du chant plus large, même si elle devait s’avérer marginale. Cela dit, le succès de l’œuvre laisse augurer bien de son rayonnement futur : le calendrier des représentations en tournée est déjà bien chargé1.
On pense immanquablement au film2 de qualité très médiocre qui a été tiré de l’opérette quand on aborde La Belle de Cadix et on se prépare à s’ennuyer un peu. Mais le metteur en scène Olivier Desbordes a su opérer quelques coupes ici et là qui resserrent le propos et le charme opère. L’épisode du roi gitan de pacotille est rapidement expédié, et comme dans le film où c’est une vraie réussite, le personnage du metteur en scène de cinéma est particulièrement mis en valeur. En Dany Clair, cinéaste artisanal et dépassé par les événements, tellement Français et si caricatural, le comédien Éric Perez fait des merveilles et ne recule devant aucun sacrifice pour faire rire. Inénarrable, tout comme son assistant Manillon, interprété avec un sens comique épatant par Éric Vignau, qui pousse régulièrement la chansonnette avec conviction. La voix est même très assurée. Pour cause, sa formation lyrique lui a permis d’aborder les rôles les plus variés. Les autres comédiens et chanteurs sont au diapason, soutenus par des danseurs formidables, ceux de la compagnie Vilcanota : il faut les voir danser la chorégraphie Air France en uniforme pseudo-Courrèges et bien évidemment s’illustrer dans des espagnolades jouissives. Dans les rôles chantés principaux, on remarque le personnage gouailleur et sympathique de Pepa, incarné avec conviction par la mezzo Sarah Laulan dont les talents de comédienne sont sollicités avec bonheur et la partie vocale assurée avec force. Mais c’est le couple principal qui se détache, mis en vedette par l’auteur.
Difficile de reprendre le rôle de Carlos Médina après celui qui a non seulement créé le rôle mais qui en reste l’interprète inoubliable, Luis Mariano3. On appréhende les inévitables comparaisons, mais l’inquiétude s’évanouit d’emblée. Dès son apparition, Andrea Giovannini s’impose dans tous les registres, vocal et scénique : bellâtre hidalgo aux déhanchements qui rappellent les prestations d’un John Travolta ibère ou d’un Aldo Maccione à la carrosserie rutilante, chemise à volants ouverte sur le poitrail velu et sourire ultra-brite à éclat diamant, la caricature est parfaite et le personnage campé à la perfection par un chanteur qui se trémousse à merveille. On craque instantanément. Le chant est tout aussi convaincant. Entre Julio Iglesias et Luis Mariano, précisément, le timbre est velouté, moelleux, caressant, sensuel et chaud. Plus question de résister… La performance est d’autant plus surprenante que la veille, le ténor interprétait, quasiment au pied levé, Rodolfo dans La Bohème. Luis Mariano chantait tous les soirs, me direz-vous. Certes, l’homme était un phénomène, mais il ne passait pas du répertoire lyrique au répertoire léger. Il est, en tout cas, pour l’auditeur, passionnant d’entendre un chanteur louvoyer ainsi d’un genre à un autre avec une facilité apparente aussi grande.
Pour couronner le tout, Eduarda Melo campe une Maria Luisa « de luxe ». Aisance dans les vocalises (jusqu’aux rappels où elle semble être à même de pouvoir rempiler jusqu’au bout de la nuit), tenue de chant impeccable, timbre très agréable et technique très sûre, la jeune femme déborde d’un potentiel énorme. Parfaite en Musette la veille dans la Bohème déjà évoquée, elle aussi change de répertoire avec une facilité déconcertante. Elle est pour couronner le tout dotée d’une plastique parfaite, ce qui ne gâte rien.
La mise en scène est agrémentée par des décors simples mais percutants dans leur kitsch assumé et juste. Quant aux costumes du tandem Jean-Michel Angays / Stéphane Laverne, ils font mouche. Chamarrés, bigarrés, ils osent une liberté d’association de formes et de motifs réjouissante.
Si la partition a subi une réduction pour correspondre à la formation d’une dizaine d’instruments propice à intégrer les divers lieux de la future tournée, l’orchestre mené avec panache et conviction par Jérôme Pillement emplit l’espace intégralement et l’harmonie sonore est idéale. Les sonorités très années cinquante qui résultent de la direction d’orchestre exercent une séduction doublée de nostalgie. Le tout équilibre superbement l’ensemble du spectacle qui est en somme une véritable réussite. On en sort des étoiles plein les yeux de velours que l’on darde vers cette Belle de Cadix qui invite à l’amour. C’est magnifique, chi-ca, chi-ca, chic, Ay ! Ay ! Ay!
1 Voir le détail sur le site http://www.opera-eclate.com/
2 La Belle de Cadix, de Raymond Bernard, France, 1953, avec Luis Mariano, Carmen Sevilla, Jean Tissier, Claude Nicot, Claire Maurier.
3 Voir l’article de Christophe Rizoud qui rend hommage à ce grand chanteur très injustement méprisé par les puristes.