C’est la tradition au Staatsoper de Vienne : Die Fledermaus est donnée tous les ans les 31 décembre et 1er janvier. Les heureux élus de la Saint-Sylvestre ont en plus droit à des invités surprise (en particulier Anna Netrebko cette année). Salle archicomble, comme toujours, pour cette représentation d’une production qu’on peut également admirer en DVD 1, filmée en 1980 par le metteur en scène lui-même, Otto Schenk, et que l’on retrouve à l’identique trente ans après, à l’exception naturellement de la distribution. Les décors sont un rien poussiéreux (au sens propre du terme, les plantes vertes en particulier !), mais la reconstitution de la Vienne impériale est magistrale, très inspirée de Hans Makart et des fastes historicistes des édifices du Ring. Lorsque le plateau tournant nous dévoile enfin la salle du souper du 2e acte que l’on n’entrapercevait d’abord que par les portes vitrées, le public applaudit au luxe déployé. Une mise en scène et des décors à l’ancienne, donc, mais parfaitement adaptés aux circonstances, le réveillon viennois, qui rendent à merveille l’esprit et la quintessence du chef-d’œuvre de Strauss fils.
L’orchestre du Wiener Staatsoper nous met immédiatement dans l’ambiance : l’ouverture est brillante, véloce, enjouée, vaguement nostalgique et brillamment à cheval entre le sérieux symphonique et la légèreté de l’opérette viennoise. « Langoureusement exaltée », pour reprendre une expression de Robert Pourvoyeur très justement concordante aux effets proposés. Patrick Lange, nouveau venu à Vienne mais amplement sollicité 2, sait admirablement obtenir de l’orchestre son meilleur niveau. Tout le monde semble être parfaitement à l’aise dans ce répertoire en général et cette œuvre en particulier, ce qui ne se dément jamais tout au long des quelque 2h50 de spectacle. Un vrai bonheur…
Les exigences tant vocales que théâtrales sont particulièrement hautes pour cette opérette dotée d’un livret riche aux dialogues nombreux, surtout dans le troisième acte : l’équilibre entre la comédie et le chant est vital pour que le spectacle se tienne. Là encore, pas de mauvaises surprises : les chanteurs sont des comédiens très crédibles, correspondent physiquement à leur rôle et sont drôles, avec une mention spéciale pour l’Adele de Daniella Fally, pétillante, soubrette mal dégrossie à souhait dotée d’un accent viennois réjouissant. La palme revient à la star Helmut Lohner qui fait son entrée au début du dernier acte sous un tonnerre d’applaudissements : il endosse un rôle parlé dans lequel il excelle depuis plus de trente ans. Certes moins en jambes que sur le DVD de 1980, il impressionne encore dans ses escalades hasardeuses du décor, poivrot imbibé plus vrai que nature, et nous rappelle constamment que Vienne est aussi la ville du théâtre. Les dialogues sont additionnés de commentaires sur la politique locale et égratignent même gentiment le nouveau directeur de l’opéra, Dominique Meyer 3. Le public germanophone s’esclaffe, mais les dialogues parlés ne sont pas tous traduits en surtitrage (sans doute un petit problème technique du jour) au détriment des nombreux touristes étrangers qui en ont pourtant pour leur argent, car on ne s’ennuie pas un instant, tant tout cela est rondement mené, dans un rythme qui atteint son paroxysme au cours du bal du second acte. Les solistes et choristes sont remarquablement secondés par les danseurs du ballet qui nous proposent polkas et valses endiablées et visuellement splendides. On lève allègrement la jambe, en judicieux clin d’œil au cancan parisien : on reprochait aux Viennois de ne savoir que valser, mais gestuelles et dialogues égrillards tiennent la dragée haute aux œuvres d’Offenbach.
Bien jolie Rosalinde, Camilla Nylund possède une belle voix très expressive, parfois un peu courte sur les aigus, mais sans que la justesse de chant ne soit perturbée, jusque dans le contre-ut du finale du premier acte. Sa Czardas est formidable, habitée et convaincante. Elle est concurrencée néanmoins par la formidable Adele de Daniela Fally qui enchante par une voix angélique, laquelle contraste miraculeusement avec sa voix parlée, déjà évoquée plus haut. Ses duos avec Eisenstein sont magnifiques. La colorature est aisée, le timbre souple : elle est le soprano léger par excellence… En prince Orlofsky, Angelika Kirchschlager, très attendue, déçoit légèrement dans « Chacun à son goût ! », mais convainc davantage à chaque mesure, gagnant en puissance jusqu’au finale dansé du second acte. Crédible en prince, drôle et charmante, l’aristocrate blasé qu’elle incarne se libère enfin et remporte un beau succès.
Markus Werba est un Eisenstein épatant, tout à la fois séduisant, vif, doté d’un jeu de jambe et d’une gouaille remarquables ainsi que d’une voix ambrée et puissante. Son timbre se marie admirablement avec celui de ses partenaires, la chose est frappante. Michael Schade est un Alfred plein d’allant, insouciant comme il se doit, aux belles qualités vocales, mais sans éclat extravagant. Adrian Eröd, comme le personnage de Falke qu’il incarne, mène le jeu à bien des égards : physiquement agile, la voix est en équilibre et son large medium fascine. Le directeur de la prison interprété par Alfred Šramek ne dépare en rien dans cette distribution très homogène. De fait, le spectateur est à la fête et se délecte tout au long de cette soirée pétillante, enivrante et mémorable comme un très bon champagne. Prosit !
1. Die Fledermaus, DVD Arthaus Musik/Stern N° 503047, dir. Theodor Guschlbauer, avec Lucia Popp, Edita Gruberova, Brigitte Fassbaender, Bernd Weikl et déjà Helmut Lohner dans le rôle de Frosch.
2. Il a déjà dirigé en novembre 2010 Madama Butterfly et continuera en 2011 avec Don Giovanni.
3. Voir l’entretien qu’il a accordé à Forumopera