Est-il possible d’écouter Der Kaiser von Atlantis d’une oreille froide ? Les circonstances particulières de la composition de cet opéra en un prologue et quatre tableaux influent inévitablement sur l’impression qu’il laisse. C’est à Theresienstadt, camp de concentration modèle voulu par les Nazis pour masquer leurs exactions, que Petr Kien et Viktor Ullmann en conçurent livret et musique. Les artistes et intellectuels, nombreux à être parqués dans ce « paradis des juifs », favorisaient une vie culturelle intense, plus ou moins encouragée par leurs tortionnaires qui voyaient là un moyen de convaincre le monde extérieur de l’innocence, voire de la vertu, de leur système mortifère. Déporté en 1942, Viktor Ullmann vécut à Theresienstadt deux ans avant d’être envoyé dans les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau. Né en 1898, ce compositeur d’origine tchèque, avait fréquenté la classe d’Arnold Schönberg à Vienne avant de devenir l’élève d’Alexander von Zemlinsky. Il est l’auteur de pièces pour piano, de Lieder, de quatuors à corde et d’au moins un autre ouvrage lyrique : Der Sturz des Antichrist créé à Vienne en 1936.
La partition de Der Kaiser von Atlantis se distingue par une orchestration originale. Les moyens dont disposait Ullmann à Theresienstadt imposèrent une formation réduite et l’usage d’instruments plus ou moins habituels, tels que le piano, le saxophone mais aussi la guitare et le banjo. Le sujet de l’opéra fut lui aussi influencé par le lieu de sa composition. Comment ne pas faire le lien entre le IIIe Reich et cette histoire de Mort abdiquant face à un dictateur sanguinaire. La censure ne fut d’ailleurs pas dupe. Après une répétition générale au sein même du camp, elle décida d’interdire l’opéra qui attendit plus de trente années pour être représenté (à Amsterdam en 1975). Depuis, sa valeur mémorielle l’a inscrit au répertoire, même si sa qualité musicale, avec ses multiples références de Weill jusqu’à Berg, suffirait à justifier cette forme de reconnaissance.
Il est évidemment difficile de faire abstraction du contexte lorsqu’il s’agit de mettre en scène un tel ouvrage. Dans cette nouvelle production, à l’affiche du Théâtre de l’Athénée jusqu’au 30 janvier, Louise Moaty n’a pas voulu se démarquer. Avec en guise de décor unique, un mirador et des toiles de parachute chargées de délimiter l’espace, sa représentation est on ne peut plus explicite. Elle a néanmoins le mérite de ne pas charger le propos en abusant d’éléments réalistes. Aucune mise en abyme, aucun symbole ou accessoire ne vient dramatiser une fable déjà lourde de sens. L’omniprésence du haut-parleur beuglant ses « hallo, hallo » suffit à rendre tangible l’insupportable réalité.
Quel que soit le parti-pris, on ne sort pas indemne d’une représentation de Der Kaiser von Atlantis. Et il est fort à parier que, même en version de concert, le malaise subsisterait tant cette musique, grinçante et suffocante, véhicule d’angoisse. Les musiciens d’Ars Nova dirigés par Philippe Nahon, l’interprètent sans complaisance, telle qu’elle se présente : ironique, sèche, cassante, voire grotesque, avec parfois un lyrisme retenu dont le caractère furtif est volontairement esquissé pour éviter toute complaisance.
Les voix sombres baignent ici dans leur élément : Wassyl Slipak, aussi imposant dans le rôle de la mort que dans celui du haut-parleur, et plus encore Pierre-Yves Pruvot dont l’Empereur terrifiant réussit dans son dernier monologue à devenir émouvant par la seule maîtrise d’un chant exemplaire. Le duettino avec Bubikopf présente le soldat de Sébastien Obrecht sous un jour moins éloquent que son Arlequin deux tableaux auparavant. La partition offre au Tambour d’Anna Wall peu à exprimer, au contraire de Natalie Perez, vivifiante Garçonne, dont le choral final seul met l’aigu en danger. Même si la musique s’adoucit alors un tant soit peu, cet ultime hymne à la gloire de la mort referme cruellement un ouvrage indissociable de son histoire. Sur les 144.000 personnes déportées à Theresienstadt, on dénombrait à la fin de la guerre moins de 20.000 survivants.