A priori, le programme est connu, popularisé par des enregistrements largement diffusés, et il y a fort à parier que le public en est familier. Les seuls questionnements avec lesquels on se rend au concert concernent l’évolution de la voix de notre diva, et, accessoirement, dans quelle robe elle apparaîtra. Bleue, rouge, orange ? De fait ce sont des entrelacs bleu brillant sur un fond blanc qu’elle a choisis. Quant à la voix, nous en reparlerons.
A l’issue, les ovations du public, dont on partage l’enthousiasme, nous vaudront pas moins de cinq bis, qui s’éloignent du baroque au point de terminer dans une forme de frénésie collective avec des gags à gogo et l’inattendu Summertime. L’humour bien connu, le goût pour la plaisanterie de Cecilia Bartoli ne suffisent pas expliquer cette progression inaccoutumée. Que s’est-il donc passé pour aboutir à cette sorte d’instant miraculeux ?
Cecilia Bartoli à Saanen (Gstaad Menuhin Festival) © Rafael Faux
Le programme, sympathique, rythmé par les Quatre saisons, dans l’ordre traditionnel (sans les mouvements lents du Printemps et de l’Automne) mais dont chaque partie est considérée comme indépendante, pourrait passer pour classique, sinon banal. A l‘écoute, son intelligence, sa cohérence se révèlent d’une grande efficacité. Avant, comme après l’entracte, toutes les pièces sont enchaînées, avec ou sans transitions instrumentales. Au plan dramatique comme au regard des tonalités, c’est un régal. Pour les grincheux qui insinuent parfois une possible altération des moyens de la cantatrice, disons simplement que ce soir, sa confiance, sa liberté, son bonheur donnent à son chant bien des qualités supérieures à ce que les enregistrements ont fixé. L’agilité, la souplesse, les couleurs, avec des graves ronds et des aigus lumineux, son aisance, durant un programme des plus exigeants et des plus riches, sont manifestes. C’est peut-être sa longueur de voix et ses phrasés arachnéens, comme ses traits aussi brillants que naturels et discrets qui emportent l’adhésion. Les mezza-voce sont ensorcelants. Le sens du texte et de sa diction est illustré avec maestria, le regard vif, intense, tout concourt à notre bonheur. Enumérer les extraits, bien connus, n’aurait pas grand sens. Par contre la plus riche palette expressive qu’ils appellent, de la tendresse émue à la fureur la plus vive, en n’oubliant pas l’humour complice, nous confirmerait, si besoin était, que l’immense cantatrice qu’est Cecilia Bartoli demeure au sommet de son art. L’ensemble du programme est spatialisé : son entrée se fait depuis la galerie supérieure, puis, du porche, où restera le concertino, elle rejoint l’ensemble dans le chœur pour la seconde partie.
Cecilia Bartoli est familière de l’église Saint-Maurice de Saanen, dont la nef est surmontée sur ses trois côtés d’une galerie de bois, ornée de fresques (chœur et mur occidental). Celle-ci sonne merveilleusement, où que l’on se trouve. Sa mère – Silvana Bazzoni-Bartoli – avec laquelle elle enseigne à la Gstaad Vocal Academy, depuis dix ans, la couve des yeux depuis la galerie. Elle est donc chez elle, entourée de celles et ceux qui l’aiment, accompagnée par les musiciens qu’elle a choisis : tout est réuni pour que ce répertoire, qu’elle contribua à nous faire connaître et apprécier, il y a déjà vingt ans, soit une fête.
Le jeu orchestral, quasi expressionniste dans ses contrastes, sa nervosité comme dans ses épanchements, rompt avec la routine. Les Musiciens du Prince – Monaco, sont en symbiose avec le chant, d’une fidélité absolue à chaque intention lyrique. Leur engagement porte la marque du travail avec Cecilia Bartoli, virtuose, d’une perfection technique rare. Andres Gabetta, Konzertmeister, secondé par Boris Begelman (continuo), a forgé un ensemble de premier plan, vigoureux, voire incisif, qui sait se faire tendre ou plaintif, dans un discours contrasté à l’extrême. Lui-même et ses solistes (Jean-Marc Gaujon, flûte, Diego Nadra, hautbois, et Thibaud Robinne, trompette) font preuve d’une virtuosité souriante, particulièrement dans les fréquents dialogues – écrits comme improvisés – qui sont autant de joutes imitatives entre eux et la voix, ainsi qu’il est fréquent durant toute l’ère baroque.
Plusieurs heures se sont écoulées depuis, et la mémoire de ce moment magique demeure, intacte, avec le sentiment d’avoir vécu une communion collective, rare, qui illumine votre vie.