Comme le célèbre tableau de Magritte intitulé « Ceci n’est pas une pipe », le spectacle de théâtre musical – conçu par le compositeur Philippe Fénelon sur un livret de Ian Burton dans une mise en scène de Robert Carsen – nous donne à voir ce qu’est, ce que pourrait être ou ce qu’a été un opéra, sans jamais devenir en soi un véritable opéra. La mise en perspective du genre opératique, la mise en abyme qui nous montre les images, les mises en scène et les costumes d’opéras du passé, tandis que la partition fait entendre des citations musicales d’œuvres anciennes, participent d’un jeu stimulant, souvent captivant et dont le succès doit beaucoup au talent des acteurs et chanteurs, et à la mise en scène inventive, d’une grande beauté, de Robert Carsen, décidément d’une inépuisable productivité (voir recension).
Mais c’est avant tout du théâtre qui est représenté ici, et la seconde partie du titre, « divertissement philosophique », est certainement plus appropriée pour définir l’œuvre. Dans le cadre du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau (né en 1712 à Genève), l’idée était en effet excellente de consacrer un spectacle musical à un philosophe qui a réfléchi à l’art de la composition comme à l’enseignement de la musique, et de montrer ainsi le lien qui existe entre cet art et la philosophie des Lumières.
Des prologues parlés au début de chaque scène informent en permanence le public des moments de la vie et de l’œuvre du philosophe qui font ensuite l’objet de mise en musique et en chant. Dans cet espace particulier qu’est le BFM (Bâtiment des Forces Motrices) de Genève, dont on apprécie l’acoustique de la vaste salle en bois, les personnages principaux entrent par le parterre avant de rejoindre la scène tout en s’adressant au public. On ne peut que saluer les performances du ténor Rodolphe Briand tant dans les nombreux passages parlés que dans les passages chantés d’une voix ample, robuste et dotée d’un timbre clair. Mais il n’est pas le seul interprète de Jean-Jacques Rousseau, dont la personne se trouve ici démultipliée en JJR1, JJR 2 et JJR3, correspondant aux trois âges de la vie du philosophe. Si Jonathan De Ceuster est parfaitement crédible scéniquement pour incarner Rousseau à l’âge de 12 ans, il convainc moins en tant que contre-ténor, sa voix manquant parfois d’assise et de projection. En revanche, Edwin Crossley-Mercer en tant que JJR 2 (Rousseau à 21 ans) déploie avec bonheur sa voix puissante de baryton au timbre chaleureux.
Les rôles féminins font l’objet d’une belle distribution : des deux mezzo-sopranos, Isabelle Henriquez séduit par le velouté de sa voix et ses capacités sonores, tandis qu’Allison Cook donne corps, avec prestance, à une Madame de Warens plus à l’aise dans le haut de la tessiture que dans les graves. Le soprano Karen Vourc’h incarne avec sensibilité les personnages de Julie et de Colette. Les autres interprètes contribuent tous par leur talent à faire de cette soirée un moment dans l’ensemble agréable malgré quelques longueurs. À propos de tous ces personnages, soulignons la réussite des costumes dus à Miruna Boruzescu qui s’intègrent parfaitement aux décors de Radu Boruzescu.
La musique de Philippe Fénelon offre des beautés parfois évanescentes, et semble plus réussie lorsqu’elle n’est pas placée dans un emploi d’illustration ou d’expression du texte lui-même, dont le volume est particulièrement important. Sous la direction dynamique de Jean Deroyer, les sonorités déjouant certaines habitudes d’écoute réservent de belles surprises. Mais on perçoit moins aisément la cohérence entre les chœurs et l’orchestre, ou encore l’unité musicale qui pourrait relier l’ensemble. En revanche, on s’amuse bien sûr des citations et parodies (entre autres un extrait des Indes Galantes de Rameau, le ranz des vaches noté par Rousseau, un air des Contes d’Hoffmann – « elle a fui, la tourterelle » –, quelques mélodies folkloriques…).
Pourtant, la volonté démonstrative, souvent trop appuyée, nuit à la qualité esthétique. Parallèlement aux discours de JJR et aux épisodes de sa vie, on est en présence d’une leçon, voire d’un cours magistral présentant l’illustration visuelle et sonore d’articles du Dictionnaire de musique de Rousseau. C’est tout à fait réussi lorsqu’on voit une répétition de l’opéra de Rousseau, Le Devin du village, comme illustration du mot « Opéra ». Mais le procédé expose à des redondances : la musique et le chant redisent ce qui vient d’être exprimé, comme si la mise en musique du texte se limitait à cela – dire autrement ce que l’on peut aussi bien dire par des mots. Dès lors, la quête de l’opéra semble aussi illusoire que les recherches du philosophe. Peut-être convient-il d’entendre ainsi l’une des dernières phrases qu’il prononce : « Je vous l’ai bien dit que le théâtre ne sert à rien ! ». Suivre alors JJR3, comme il nous y invite à la fin, dans sa quête d’une orchidée sauvage non encore répertoriée, c’est peut-être se mettre à la recherche de l’opéra que nous n’avons pas (encore) entendu.
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