L’œuvre de Pietro Mascagni constituait jusqu’alors pour Jonas Kaufmann et Elīna Garanča un rendez-vous manqué, celui de la Scala en 2016 qu’ils n’avaient pas pu honorer ensemble. Cette version concertante, sans public, COVID oblige, sur la scène du San Carlo leur permet enfin de joindre leurs voix dans cette ouvrage pétri de lyrisme et de fureur. Capté le 1er décembre dernier en direct, et mis brièvement en ligne sur You Tube pour être ensuite retiré, l’enregistrement est désormais disponible sur le site du théâtre du 17 au 23 décembre 2020 moyennant une modeste contribution de 2.99 euros.
Dans cette version de concert, une certaine mise en scène n’est toutefois pas totalement absente, à travers la gestuelle et les déplacements des chanteurs. Loin de la tragédie pétrie de passion exacerbée, de sang et de larmes, la Cavalleria Rusticana se donne à voir ici dans l’écrin d’un drame poétique. On peut alors d’emblée regretter que l’ensemble de la prestation ait manqué de chaleur et d’italianità et peiné à susciter le frisson. Mais il est vrai aussi qu’une pincée de sobriété ne fait pas de mal à une œuvre dans laquelle beaucoup sont tombés sur l’écueil de l’exagération, passant de la tragédie au mélo, par des effets surabondants pas toujours du meilleur goût.
Jonas Kaufmann s’est montré par le passé plus à son aise en Turiddu qu’en Canio, sans doute parce que ce dernier est moins en prise direct avec l’émotion, se dissimulant derriere l’écran de la comédie. A Naples, le ténor chante comme il sait le faire: timbre mordoré, saupoudré de demi-teintes, aigus étincelants. Dès l’ouverture, sa Siciliana donne le ton. Elle est l’expression d’une mélancolie aux accents crépusculaires avec ce diminuendo final, signature personnelle de l’artiste, point de suspension intelligemment posé comme un suspense au drame qui couve, alors que tant d’autres ténors finissent abruptement l’air, scellant ainsi déjà le sort du personnage. Emouvant mais sans excès, Jonas Kaufmann dose savamment la colère et le désespoir dans une retenue pudique et l’écrin d’une interprétation sobre mais néanmoins expressive. Son Turiddu est digne et (trop?) classieux et par là même est-on encore dans le répertoire vériste ? Sa lecture de l’air « Mamma…quel vino è generoso » sonne comme un aurevoir suspendu, et non comme un adieu sans espoir de retour. Le « bacio » dit sur le souffle, est comme échappé des lèvres, dans un murmure venant du cœur. Un chant magnifiquement maitrisé pour une mise à mort programmée, forte dans le registre aigu, et crescendo, pianissimo, dans le grave…toutes les nuances sont là.
Elīna Garanča semble se situer sur la même fréquence sensorielle que son partenaire dans les nuances, ménageant l’émotion sans s’y perdre. La sobriété de l’incarnation, y compris dans les confrontations de Santuzza avec Turiddu, font de deux âmes pétries de tourment un couple à la lisière de l’implosion, dans un tableau vivant de l’embrasement avant l’incendie. Son « Voi lo sapete, o mamma, prima d’andar soldato » est le point culminant de son interprétation. Santuzza, drapée dans une digne posture, ne se pose pas ici en victime mais en actrice de son destin face à une jeune Lola, campée par une comprimara de luxe Maria Agresta, laquelle confère à son personnage habituellement insouciant une belle maturité. Cette Lola là n’est pas une tête folle mais sait ce qu’elle veut. Maria Agresta se distingue une fois de plus par l’Intelligence de l’interprétation et l’émission pure et délicate des aigus au volume subtilement dosé.
Elena Zilio, 79 ans, incarne la mamma avec des moyens vocaux tout à fait remarquables compte tenu de son âge. Elle confère à son personnage toute la chaleur que gomme la distanciation sociale et malgré le contexte particulier, ses duos tant avec Turiddu qu’avec Santuzza ne manquent pas d’âme ni d’essence humaine. Seul l’Alfio de Claudio Sgura, appelle une réserve. Si son allure abrupte le rend parfaitement crédible et authentiquement vériste, contrairement à l’ensemble, sa voix rocailleuse et peu séduisante, donne certes un côté rustique au personnage mais gâche le plaisir d’une distribution qui aurait pu être sans faille.
La direction du chef Juraj Valcuha ne manque ni de tension, ni de lyrisme ni d’accents expressifs, intelligemment négociés pour cette captation en direct. Le maestro fait preuve d’une grande cohérence et sensibilité (superbe intermède orchestral). Les musiciens du Teatro San Carlo ont relevé le défi des circonstances exceptionnelles avec une réelle finesse. Quant au chœur, sa prestation est honnête à défaut d’être transcendante. Le final sans applaudissement laisse la tension à son comble comme suspendue sur le fil du temps, ultime touche poétiquement dramatique à cette captation pas vraiment vériste.