« Elle a un nom imprononçable, mais qu’est-ce qu’elle chante bien ! » Dès l’entracte, aucun doute : Anita Rachvelishvili s’est fait un prénom auprès du public de l’Opéra Bastille. Sa Carmen n’est certes pas inconnue dans ces lieux, où elle avait déjà charmé notre collègue Christian Peter il y a deux ans. A l’occasion de cette reprise, on se pâme encore devant l’éclatante présence vocale de la mezzo géorgienne. A l’intégrité d’un timbre si bien maîtrisé que même les poitrinages sont utilisés avec parcimonie, répond une interprétation dont la nonchalance se fait rapidement sensualité : avec Rachvelishvili, l’héroïne de Mérimée et de Bizet est une force qui va, front baissé, moue boudeuse, regards las, aussi sûre de sa fatale séduction que de son triste destin. « L’amour est un oiseau rebelle » n’a jamais aussi peu ressemblé à une chansonnette, « Les tringles des sistres tintaient » confine à l’autodestruction : cette fière Carmen se prépare d’emblée à mourir.
On attendait sa confrontation avec un Don José toujours plus tourmenté et complexé : celui de Roberto Alagna. Victime d’une bronchite quelques jours après sa série d’Otello, il cède la place, en ce soir de première, à Jean-François Borras, brigadier presque sans ombre et sans fêlure, même dans les ultimes menaces de la scène finale. Il reste (c’est déjà beaucoup) les charmes d’une voix claire mais sonore, d’un aigu émis bien haut et presque mixte, « à la française », d’une élocution absolument parfaite. Qualité que ne partagent ni la Micaëla de Nicole Car, plutôt acide au I, touchante dans « Je dis que rien ne m’épouvante », ni l’Escamillo de Roberto Tagliavini, en précaution avec la quarte de son grand air, plus à l’aise et plus arrogant par la suite. D’une impeccable série de seconds rôles, on retiendra notamment les Frasquita et Mercedes de Gabrielle Philiponet et Valentine Lemercier, le Zuniga de François Lis, le Morales de Jean-Luc Ballestra…
© Emilie Brouchon
Tous apportent leur métier, leur expérience, parfois leur abattage, à un spectacle qui donne finalement peu de repères aux chanteurs. Fidèle à ses habitudes, Calixto Bieito se préoccupe moins de la fluidité de l’intrigue que de la force des images. Mais si l’Opéra de Paris précise que « certaines scènes peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes », rien ne semble particulièrement provocant dans cette production qui, en transportant Carmen dans les dernières années de l’ère franquiste, ne recule devant aucun tic du Regietheater. Alors certes, les armes, la nudité, les vieilles Mercedes (ah ! que n’y eut -il une marque de voitures nommée « Frasquita »…), la cabine téléphonique, les scènes de viol et les règlements de compte ne forgent pas une réflexion, encore moins une vision. Admettons pourtant qu’ils créent ici, indubitablement, une atmosphère crasseuse qui emporte l’œuvre dans sa moiteur et donne d’assez belles scènes, la toute dernière notamment, où Carmen et Don José s’affrontent dans une arène symbolique, faisant faire un dernier tour de piste à leurs passions mortifères.
Les passions, ce soir, il faut aussi les chercher du côté du Chœur de l’Opéra de Paris : abondamment sollicité, toujours superlatif, il se montre à la hauteur de sa glorieuse réputation, qui lui valut d’être choisi par Karajan quand celui-ci enregistra Carmen avec le Philharmonique de Berlin pour la Deutsche Grammophon. Sous la baguette précipitée de Lorenzo Viotti, l’orchestre, hélas, ne respire pas et sonne sans profondeur. Pierre Boulez, qui ne voyait dans l’orchestration de Carmen qu’une « opérette », aurait-il entendu autre chose ce soir ?