Gstaad, Montréal, Saint-Pétersbourg, Vérone, Trieste, Macerata, Dresde, Berlin, pas moins de douze productions de Carmen (dont quatre en France) d’ici la fin juillet, voilà qui confirme la popularité de l’ouvrage. C’est avec ses partenaires habituels (décors, lumières…) que Florentine Klepper s’est installée à Dijon, pour la création d’une Carmen, que l’on nous promettait surprenante. Après s’être forgé une solide réputation dans les pays germaniques, où les plus grandes scènes se disputent son concours, c’est sa première apparition en France. Sa proposition est intéressante, originale, ce qui n’est pas aisé lorsqu’on aborde l’œuvre : « Carmen est tout ce que Micaëla n’est pas, parce qu’elle n’est qu’une création par laquelle Micaëla s’optimise et se corrige de tout ce qu’elle dévalorise chez elle… ». Don José ne tuera qu’un personnage digital. On sort consterné par cette mutation génétique. La production sert prioritairement les préoccupations personnelles de sa conceptrice. Même en ayant lu sa note d’intention et son interview avant le lever de rideau, le spectateur a peine à suivre cette ambitieuse Carmen, qui a mobilisé des moyens considérables. Les doubles, physiques, comme les avatars projetés suffiraient à eux seuls à créer la confusion. La virtuosité technique de toutes les disciplines convoquées est manifeste mais sans le résultat dramatique escompté, tant l’histoire semble tirée par les cheveux. Une obscurité glauque prévaut. Les questionnements abondent, l’attention se disperse, l’ennui gagnerait si la musique ne conduisait à oublier cette indescriptible proposition, ambiguë, complexe, illisible. En effet, à défaut de servir l’œuvre, la lecture scénique ne fait pas trop obstacle au pouvoir expressif de la musique. Si les multiples coupures sont sans grande conséquence, la substitution, obligée, de dialogues contemporains, adaptés à la transposition, dérange singulièrement, trahissant maladroitement cette rupture quasi permanente avec l’œuvre originale. D’autant que les scènes parlées sont dépourvues de vérité dramatique, si ce n’est au dernier acte. Le parti pris d’estomper ou de gommer toute référence au monde gitan andalou se traduit non seulement dans la mise en scène, mais aussi dans la direction orchestrale. C’est beau, mais c’est lisse, les couleurs vives sont atténuées, les accents fréquemment dissous. Adrien Perruchon refuse l’hispanisme congénital de la partition, en plein accord avec la proposition de mise en scène. Il dirige Bizet comme du Debussy ou du Ravel. C’est toujours séduisant, achevé, raffiné, précis et vigoureux. L’orchestre somptueux et homogène, sonne rond, délicat comme flamboyant, mais privé le plus souvent de cette couleur typiquement andalouse comme du tranchant de ses rythmiques. Seule exception notable : le déhanchement des basses de la séguedille, bienvenu. Magnifiquement préparé, bien que desservi par une mise en scène qui le relègue en coulisses au dernier acte, le chœur se montre sous son meilleur jour, précis, sonore, souple comme véhément. Il en va de même du chœur des gamins, si malaisé à mettre en place lorsqu’on veut en faire des acteurs à part entière. L’émission est idéale, claire, parfaitement articulée, la polyphonie bien réglée et modelée.
Carmen entourée des joueurs © Gilles Abegg – Opéra de Dijon
La distribution, cohérente, homogène, ne comporte aucune réelle faiblesse, y compris dans les emplois secondaires. Les nombreuses prises de rôle, déjà des deux premiers, la jeunesse des chanteurs contribuent largement à une approche saine de l’ouvrage. Formidable Carmen que celle d’Antoinette Dennefeld, qui incarne idéalement son personnage, allant bien au-delà de la lecture un peu fade de la mise en scène. Certes, les odeurs de soufre et de stupre, la liberté, voire la prostitution, l’indécence de la gitane sont estompés, mais le tempérament de feu est manifeste. Depuis son entrée (avec des pop-corns) jusqu’au paroxysme de sa révolte finale, le parcours est admirable. La voix, sonore, aisée dans l’aigu, a un bas medium et des graves ronds et solides. Le jeu dramatique, associé à la beauté physique, la rendent crédible. Don José est chanté par un valeureux ténor russe, Georgy Vasiliev, dont le français est plus que correct. La prise de rôle est magistrale. Son autorité vocale peu commune fait forte impression. Son brigadier n’est pas un personnage faible de caractère mais un homme en proie à une passion exclusive, destructrice. Elena Galitskaya compose une Micaëla enrichie de bien des traits de sa rivale, à laquelle elle veut ressembler. Les moyens vocaux sont bien là, avec la facilité, la projection, le soutien comme la diction, exemplaire. L’Escamillo de David Bizic ne manque pas d’allure. Aucun second rôle ne démérite, tant s’en faut. Frasquita (Norma Nahoun) et Mercédès (Yete Queyroz) s’entendent à merveille avec Carmen, et le Dancaïre de Kaëlig Boché, le surprenant Remendado d’Engherrand de Hys, Sévag Tachdjian et Aimery Lefèvre (Zuniga et Moralès) forment une superbe équipe. Les ensembles sont un pur régal : le quintette, le trio des cartes, à eux seuls méritaient le déplacement.
Les saluts valent de chaleureuses ovations aux interprètes, assorties de quelques huées lorsque l’équipe de réalisation apparaît… A défaut de servir l’ouvrage, la réalisatrice aura gagné en notoriété.