« Ce bruit, dit Pococuranté, peut amuser une demi-heure ; mais, s’il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde, quoique personne n’ose l’avouer. La musique aujourd’hui n’est plus que l’art d’exécuter des choses difficiles, et ce qui n’est que difficile ne plaît point à la longue ».
On pourrait craindre que ces propos, prêtés par Voltaire au sénateur Pococuranté dans Candide, ne s’appliquent à l’œuvre de Bernstein, avec sa profusion de cuivres, ses aigus stratosphériques et ses complexités rythmiques. Un orchestre trop lourd, et on bascule dans le bruit ; une écriture trop périlleuse, et on perd l’ironie du propos. Mais le compositeur a su mêler un humour brut, sans concessions, et des subtilités musicales hors-pair.
Fort des échos favorables du concert marseillais dimanche dernier, on attendait donc, au Théâtre des Champs-Elysées, des musiciens qui mettent en lumière l’incroyable inventivité de la partition. Si l’ouverture se révèle prometteuse, Robert Tuohy prenant la tête de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, l’auditeur déchante rapidement. La masse orchestrale est lourde, sans relief, et seuls les cuivres et les percussions parviennent à sortir du lot, pas toujours pour le meilleur – avec quelques problèmes de justesse chez les cors à l’acte I, et des timbales pressant le tempo. L’ensemble manque de nuances, se contentant de forte et de quelques piano isolés.
Mais le plus regrettable est que le chef ne parvienne pas à faire entendre les diverses influences qui nourrissent l’œuvre de Bernstein. Candide constitue en effet une somme de genres et de styles musicaux – souvent sous le prisme de la parodie : choral, valse, scène de grand opéra, sérénade, barcarolle, dodécaphonisme, mélodies yiddish, tango, musical s’y mêlent, nous donnant presque une leçon d’histoire de la musique. Mais ces subtilités échappent malheureusement à l’oreille.
Semblables réserves peuvent être formulées au sujet du chœur de l’Opéra de Marseille. On manque de phrasé et de dynamiques, le texte étant souvent sacrifié au profit du son, quitte à couvrir les solistes.
C’est dommage car le héros Candide trouve en Jack Swanson un interprète idéal. La raison suffisante en est une voix pleine sur l’ensemble de la tessiture, un vibrato bien maîtrisé, une projection irréprochable. Plus encore, le jeu et le chant donnent au personnage non seulement une candeur, mais de l’humanité et de l’émotion. L’air « It must be so » à l’acte I, plein de délicatesse, nous offre un aperçu des moyens du ténor américain, bientôt confirmés par un « Nothing more than this » intense, plein de profondeur et d’une grande musicalité.
Sabine Devieilhe se révèle très à son aise vocalement dans l’exigeant rôle de Cunégonde. Son « Glitter and be gay » se joue aisément des coloratures tout en gardant un bas-medium assuré. On regrette que l’orchestre la couvre parfois et ne l’accompagne pas dans les piano qu’elle se permet à maintes reprises, y compris dans les aigus. La soprano incarne une héroïne futile et, semble-t-il, assez stupide, donnant à sa voix parlée un ton délicieusement insupportable. Devant tant de maîtrise, on ose souhaiter plus de rondeur dans le timbre, une voix plus incarnée, un lâcher-prise… car Cunégonde était bien sage !
Il en va de même pour la Vieille Dame, interprétée ici par Sophie Koch (remplaçant Anne Sofie von Otter, souffrante). La voix trouve un bon équilibre entre le lyrique et le musical, mais l’interprétation est rigide, retenue. Il nous manque la danse, la folie, l’incongruité pour savourer un personnage fantasque et parmi les plus réussis de l’ouvrage. Le récit de ses mésaventures ne parvient pas à faire rire, alors que le principe de cette œuvre est que le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Le Pangloss de Nicolas Rivenq amène heureusement un ton distant et irrévérencieux parfaitement en adéquation avec le livret. Le baryton se révèle un narrateur élégant, précis, à la diction impeccable. On apprécie, dans les passages chantés, une voix chaude et sonore qui s’ironise à souhait pour interpréter le personnage de Martin à l’acte II, mais sans outrance.
Jean-Gabriel Saint-Martin fait bénéficier ses personnages d’un très beau timbre et d’une grande justesse dans l’interprétation, leur conférant ce qu’il faut d’humour et de fantaisie.
Kévin Amiel convainc dans l’interprétation scénique de ses nombreux petits rôles, mais ses aigus sont malheureusement appuyés, notamment dans le « Bon voyage ». Quant à Jennifer Courcier, elle incarne une Paquette tout à fait satisfaisante, même si la voix manque un peu de projection.
Ce Candide présente donc des faiblesses, bien qu’il soit porté par un plateau vocal convaincant. Mais nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles…