Après un Giulio Cesare à la distribution mémorable1, Ottavio Dantone et Emilio Sagi retrouvent l’opéra de Lausanne pour aborder un classique du répertoire bouffe, L’Italiana in Algeri, véritable feu d’artifice quasiment ininterrompu d’airs, de duos et d’ensembles sur un livret assez improbable.
Disons-le d’emblée, on n’avait plus vu de productions d’une aussi bonne tenue depuis quelque temps à Lausanne. Emilio Sagi nous propose certes une mise en scène « à idées »: les eunuques en soutiens-gorge, l’arrivée en cage d’Isabella, le final de l’acte I agrémenté de ballons à l’hélium, et nous en passons beaucoup d’autres. Mais loin d’être dénuées de sens, ces idées sont toujours conformes à l’esprit du buffa, qu’il s’agisse du costume outrancier du Kaïmakan ou du bateau volontairement kitsch qui clôt l’opéra2. Plus encore, la cohérence est assurée par les portes à l’oriental, fixes, qui structurent et cadrent l’action et la multitude d’idées en leur garantissant une sorte d’unité de lieu. Le metteur en scène exploite aussi les aspects identitaires (pour ne pas dire nationalistes) du livret : ainsi, « Penso alla Patria » devient un soulèvement national dans une scène tout à fait plaisante. L’anachronisme ne choque pas : l’approche du metteur en scène mélange allègrement les époques. Ajoutons à cela les quelques beaux éclairages (notamment pour « Per lui chè adoro ») et une scénographie arabisante réussie : nous avons là une proposition intelligente et efficace de mise en scène pour cette œuvre. Mieux, Emilio Sagi nous rappelle que le genre buffa est un équilibre délicat, une composition plus savante qu’il n’y paraît parfois, certes faite d’humour, d’outrances et de grotesque, mais où le gag pour le gag n’a pas sa place.
Et le plateau vocal ? Le Mustafà de Luciano di Pasquale, déjà entendu à Lausanne en Bartolo du Barbieri di Siviglia est une basse bouffe idéale. Certes, quelques graves extrêmes demanderaient un peu plus de volume pour atteindre leur plénitude comique, mais pour le reste, il est irréprochable : jeux de sons et de diction, qualité de la ligne et de la voix, maîtrise des effets, tout y est. À cela s’ajoute un jeu de scène des plus convaincants, aux mimiques faciales hilarantes, dignes des grands comiques d’un autre âge. Anna Bonitatibus offre elle aussi à Isabella les qualités attendues pour le rôle : une mezzo au timbre clair, à l’agilité vocale admirable, et qui déploie un comique de scène plus que convaincant. On aurait pu rêver à un peu plus de présence par endroits, les finals de ses airs manquant un peu d’ampleur, sans que cela soit rédhibitoire. Maîtresse, elle se joue autant du Bey que de la partition, tout en alternant brillamment les intentions et les atmosphères. Lawrence Brownlee, star de la production, incarne quant à lui un Lindoro idéal. Moins bouffe que les autres, conformément au rôle, il sait toutefois parfaitement se montrer hilarant lorsque la situation le demande. Ainsi, le voilà transformé en conférencier, schémas à l’appui, pour expliquer ce qu’est un Pappatacci à Mustafà. On aime ou pas le style Brownlee, mais l’instrument et la manière d’en jouer sont irréprochables. Une égalité époustouflante sur toute la tessiture, une agilité exemplaire, une voix mixée avec une rare perfection. Mais au-delà de ces considérations, un chant qui semble profondément heureux, sain, total : si besoin était, il confirme son statut d’interprète de tout premier plan. Enfin, le Taddeo de Riccardo Novaro est lui aussi parfait dans son rôle, magnifique baryton d’une intelligence comique exquise.
Dans la fosse, l’orchestre de chambre de Lausanne est fidèle à ce qu’il a proposé lors des précédentes productions : une remarquable précision, un son assez séduisant, mais une certaine sécheresse, comme une limite que les musiciens se refuseraient à franchir, et qui constituera notre seule réserve sur la soirée. Ils sont conduits avec énergie par la baguette fougueuse, presque nerveuse d’un Ottavio Danton par endroits si rapide qu’on ne saisit plus tout à fait la musique : on ne boudera pas le plaisir d’avoir un Rossini survolté, au contraire, mais ces tempi n’aident pas l’orchestre à donner de l’ampleur à un son un peu étriqué. Aussi, malgré l’extraordinaire énergie déployée, malgré le jeu extrêmement précis des musiciens, les fameux crescendos rossiniens manquent de peu la cible et ne parviennent pas tout à fait à nous emporter. On apprécie beaucoup, on ne jubile pas tout à fait.
1 En août 2008 à l’opéra de Lausanne.
2 Le bateau rappelle tout à fait celui qui clôt Die Entführung aus dem Serail dans le film Amadeus de Milos Forman.