Théâtre des Champs Elysées bondé pour accueillir Philippe Jaroussky avec le Concerto Köln. La soirée débute par un concerto rutilant d’Evaristo Felice Dall’Abaco, pétillant, riche en rythmes et couleurs. L’orchestre est virtuose (les violonistes et altistes jouent debout), sans chef, sous la houlette du remarquable Konzertmeister, Martin Sandhoff. Ainsi, le concert se place d’emblée sous le signe de la danse et les musiciens eux-mêmes semblent entrer dans le tourbillon. Tous les compositeurs de cette première moitié du XVIIIe siècle ont puisé dans des rythmes et des airs, nés au plus profond de la sagesse musicale populaire, celle qui sait l’urgence vitale de la musique. La partition peut être alors virtuose et savante. Elle ne perd jamais le contact avec ces origines. Ah si seulement les compositeurs d’aujourd’hui s’en souvenaient de temps en temps ! D’ailleurs Philippe Jaroussky met souvent en parallèle l’engouement du public pour le répertoire baroque et sa désaffection de la musique contemporaine. Une réflexion essentielle et justifiée.
Le voilà qui entre en scène. Il a ce port souverain et éminemment sympathique qui n’appartient qu’aux grands interprètes. Cette présence scénique qui ne s’apprend guère et qui reste heureusement un mystère. Tout a sans doute été dit sur Jaroussky : sa technique impressionnante, basée sur un souffle stable et équilibré, et, donc, une émission sans contrainte qui permet au timbre de s’épanouir complètement et favorise cette projection exemplaire du son. Il faut le voir planté dans le sol. C’est ainsi campé que l’on joue du violon et il a été violoniste. Le haut du corps et les bras accompagnent le chant et la danse. Et le visage rayonne. Cela aussi c’est l’apanage des grands chanteurs d’opéras ou des grands chanteurs populaires (d’Edith Piaf à Fayrouz pour ne citer que ces deux extrêmes !). Il émane alors de lui cette force sereine qui va droit au cœur du public et qui rend aisé ces messa di voce », ses couleurs mordorées, ces voyelles claires et toutes justement différenciées, cet aigu lumineux, et bien sûr l’agilité sans failles de ces vocalises, où chaque note est égrenée sans que jamais le phrasé ne perde son expressivité. Et, comme dans un concert populaire, on peut ne pas écouter forcément les paroles. Chaque inflexion, chaque mélodie dit tout, et nous éblouit ou nous émeut sans qu’à aucun moment il n’y ait une baisse de tension. Jaroussky termine le premier air de Caldara, par exemple, avec ce « E vivere e morire », dans un legato quasi murmuré, qu’il semble offrir en partage au public. Comme, à la fin de la soirée, cette note tenue, dans un air de Caldara. Elle naît d’un souffle, enfle peu à peu, en mêlant savamment la voix de tête à la voix de poitrine, en un dosage, lui aussi virtuose, et elle emplit tout l’espace.
Les œuvres qui se succèdent pourraient générer un sentiment d’uniformité et d’ennui : formules répétées à l’envi, mêmes alternances de tempi, mêmes traits périlleux et acrobatiques. Mais, comme dans le bel canto du début du XIXe siècle (ou même dans le jazz, aujourd’hui, par exemple), c’est un cadre qui est là pour permettre aux interprètes de donner libre cours à leur imagination et à leur personnalité. Il faut donc des artistes hors pair, comme ceux de ce soir, pour interpréter cette musique comme il se doit.
D’ailleurs, l’orchestre a mis très judicieusement Caldara en perspective avec d’autres compositeurs de la même époque, dont Vivaldi. Le deuxième mouvement du Concerto pour violoncelle est une longue mélopée accompagnée de lents staccatos à l’unisson. Ce pourrait être sommaire. C’est tout simplement saisissant et le magnifique violoncelliste, dont le nom n’apparaît même pas dans le programme (c’est scandaleux !), le chante avec une profonde émotion.
Ovation à la fin, le public en redemande et Jaroussky nous offre quatre bis avec l’orchestre. Des spectateurs lui crient « Merci ! » pour avoir si généreusement partagé sa passion pour Caldara, et les découvertes qu’il fait de bibliothèque en bibliothèque. Il termine avec un air de Porpora, compositeur un peu plus tardif, où la danse cède la place au bel canto. C’est juste divin, et heureusement sensuel pour n’être pas angélique ! Du grand art !
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