Lorsque l’on embauche pour Billy Budd la fine fleur du chant anglais, une metteuse en scène capable du meilleur et un chef maître de ce répertoire, toutes les conditions sont réunies pour obtenir un résultat mémorable. Promesse tenue, et il n’y maintenant plus qu’à brûler des cierges pour que la distribution soit aussi brillante en 2018-19 à l’Opéra de Paris, coproducteur du spectacle madrilène avec Helsinki et Rome. Ce chef-d’œuvre de Britten – au même niveau que Peter Grimes, qu’on désespère de revoir un jour à Bastille – bénéficiera donc d’une nouvelle lecture parisienne, après avoir été révélé dans la production plus traditionnelle montée à Genève d’abord par Francesca Zambello (et vue quatre fois entre 1996 et 2010). Deborah Warner, qui nous avait éblouis avec son Didon et Enée Salle Favart, propose une vision de Billy Budd qui ne cherche pas à lutter avec des films comme Master and Commander : c’est par des moyens purement théâtraux qu’elle recrée l’atmosphère d’un navire de guerre britannique, aidée par le stupéfiant décor de Michael Levine, à la fois sobre et grandiose, tout en câbles, en ponts, en voiles et en cabestans. Sous les éclairages superbes de Jean Kalman, elle recrée une atmosphère maritime totalement crédible sans jamais se limiter à un réalisme plat. Les costumes de Chloé Obolensky situent l’action de nos jours, avec uniformes actuels de la Royal Navy pour les officiers, et tenues de travail allant du bleu foncé au noir en passant par le gris pour les marins. Lecture parfaitement claire même si elle n’a rien de platement illustratif, qui montre bien les rapports de force entre les différents groupes et individus, avec un jeu d’acteur admirablement réglé mais sans manichéisme. Bonne nouvelle : ce spectacle, appelé à devenir un classique, a d’ores-et-déjà été filmé en vue de sa commercialisation en DVD.
Ivor Bolton, qu’on a l’habitude d’entendre diriger Haendel et Mozart, est ici comme un poisson dans l’eau, et se révèle un excellent chef britténien. La partition vit ici avec un rare mordant, dans les appels des vents évoquant le grand large comme dans la douceur des bois dans les moments plus intimes. Bravo à l’orchestre du Teatro Real, et surtout à son irréprochable chœur qui se plie avec un naturel confondant aux instructions de Deborah Warner. On applaudira aussi au passage les quatre enfants issus des Pequeños Cantores de la Comunidad de Madrid, qui chantent juste et dans un anglais impeccable.
Les personnages secondaires sont confiés à une demi-douzaine d’artistes espagnols, comme le Squeak de Francisco Vas, grand habitué des rôles de caractère, ou le Bosco de Manel Esteve. Les autres solistes sont britanniques, à deux exceptions près : le lieutenant Ratcliffe de Torben Jürgens, et surtout le Redburn bonhomme de l’excellent baryton néerlandais Thomas Oliemans. Tous les autres forment un impressionnant résumé de quelques générations de l’école de chant anglaise. Parmi les doyens, le Dansker de Clive Bayley, superbe basse en pleine possession de ses moyens, pour un rôle qu’on aurait tort de confier à un chanteur à bout de course, ou le cocasse Red Whiskers de Christopher Gillet. Sam Furness campe un émouvant novice, tandis que Duncan Rock est un luxe en Donald. Belle découverte avec le Flint de David Soar, très prometteuse basse. Et l’on en arrive enfin au trio sur lequel repose l’œuvre. S’il nous semblait manquer un peu de fiel en Peter Quint dans Le Tour d’écrou, Toby Spence est un capitaine Vere idéal : certes beaucoup plus jeune que de coutume – ce qui rend moins littéral sa déclaration du prologue, « I am an old man », à moins que le vieillard qui tient une Bible, à côté de lui, soit en fait son double – il compose un intellectuel rêveur tout à fait conforme aux indications du livret, et la beauté de son timbre nous éloigne résolument de la tradition inaugurée par Peter Pears. Brindley Sherratt est lui aussi idéal en Claggart, mais par la noirceur admirable du timbre, à laquelle il joint un jeu nuancé qui nous épargne les méchants de mélodrame. Jacques Imbrailo est aujourd’hui l’un des grands titulaires du rôle-titre, et ce n’est que justice : physiquement et vocalement, il est Billy Budd, capable de chanter tout en grimpant à la corde, de faire de son bégaiement un handicap poignant, et surtout d’interpréter des adieux à la vie pleins d’une amère douceur.
Cette production s’impose donc une référence. Faire mieux sera désormais difficile ; faire aussi bien sera déjà un défi.