On n’a eu cesse de présenter le style de Berio comme malheureusement composite, facilement bruyant, souvent fumiste voire bordélique. Il est vrai que les sources auxquelles s’abreuve le compositeur sont multiples, et que les différents exercices de styles menés au cours d’une carrière prolifique (près de 200 opus) ont pu dérouter les partisans d’une unicité de langage. Il est en revanche indéniable que les rencontres (tenant parfois plus de la collision) entre Berio et les autres musiques furent parfois de vraies réussites. Il en va ainsi pour la musique de Mahler, qui irrigua la production de Berio de sa Sinfonia de 1968 jusqu’aux orchestrations des lieder de jeunesse vingt ans plus tard. Il paraissait donc fort heureux de réunir ces deux œuvres dans un même programme, exercice déjà tenté au disque par Josep Pons et Matthias Goerne il y a quelques années.
L’orchestration de dix lieder de jeunesse de Mahler est le fruit d’une suggestion d’Henry-Louis de la Grange, éminence mahlérienne s’il en est, à un Berio qui s’était déjà illustré par ses « recompositions » (Monteverdi, Purcell mais aussi Schubert ou Kurt Weill). Cependant, malgré une orchestration classique (la plus respectueuse possible du style original), Berio ne semble pas rendre tout à fait justice aux couleurs mordantes de l’orchestre mahlérien. Tout cela est équilibré, bien sûr, mais pèche presque par un excès de confort (exception faite de « Ablösung im Sommer »). Les mêmes remarques valent pour la direction de Pascal Rophé. Les équilibres sont bien gérés, et tout le discours est mené avec précision et clarté, mais c’est comme s’il manquait le cœur tantôt chaleureux, tantôt grinçant qui fait le charme du style populaire de Mahler.
Andrè Schuen, pourtant à l’aise dans ce style, déçoit également. Le texte défile à l’arrière-plan, sans travail musical différencié sur les couplets : « Ich ging mit Lust » semble bien terne, et faute d’être déchirant, « Nicht wiedersehen » est seulement sombre. Le matériau technique ne manque pourtant pas d’intérêt : déjà corsée et brillante dans l’aigu, la voix a le mérite d’être mobile et de ne souffrir d’aucun défaut de registre. Mais le chanteur se fait rapidement discret au milieu d’un orchestre qui n’est pourtant pas des plus tonitruants. Ajoutons à cela une fâcheuse tendance à presser, et l’on se dit que ces lieder orchestrés ne sont qu’un coup d’essai pour un chanteur encore dans ses vertes années.
On abordait donc cette deuxième partie avec une certaine appréhension. Heureusement, on sera vite détrompé : proche de Boulez, Pascal Rophé est un grand défenseur des classiques de la modernité, et il entend nous le prouver ce soir. La baguette précise et incisive est redoutable d’efficacité, surtout à partir du deuxième mouvement. L’ossature de « O King » nous apparaît plus évidente que jamais, grâce aux attaques incisives du cor et du piano. Les excellents Neue Vocalsolisten Stuttgart tissent quant à eux un magnifique tapis harmonique en hommage au militant assassiné. Le patchwork mahléro-schoenbergo-stravinsko-debussyste qu’est le troisième mouvement voit poindre un léger défaut probablement dû à l’acoustique de la salle. Sonorisés (comme il se doit), les huit solistes passent trop rapidement au tout premier plan, au détriment de l’orchestre pourtant gonflé à bloc par une battue vivace. Le crescendo du dernier mouvement, sorte d’empilement des matériaux musicaux des mouvements précédent, est mené avec brio.
Si la première partie de ce concert laissait à désirer, Pascal Rophé a su montrer grâce a cette Sinfonia la grande qualité de son Orchestre national des Pays de la Loire. Espérons les entendre à nouveau dans ces tubes du 20e siècle qui leur vont si bien.