« S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est Dieu » : les mots de Cioran nous trottent dans la tête en sortant du Théâtre des Champs-Elysées. Et Bach, que doit-il à Michael Volle ? Sachs indispensable sur les plus grandes scènes, Falstaff émérite, straussien parmi les plus sincères et les plus bouleversants qu’on ait entendu, le baryton allemand fascine en prouvant que la sombre lumière de son timbre, que la largeur et la générosité de sa voix, que son ample conduite vocale, s’épanouissent sans peine dans les cantates de Bach. Cette capacité à plier son instrument sans le ployer, cette économie de moyens si naturelle dans son exécution et si évidente dans son résultat qu’elle n’a justement plus rien d’une économie, s’imposent dès les premières phrases d’ Ich habe genug. Chantée ainsi, apaisée sans être candide, objective sans être doloriste, cette extraordinaire variation sur les sentiments qui assaillent un homme à l’orée de la mort confine à l’expérience spirituelle, auquel un « Ich freue mich an meinem Tod » sans artefact se garde bien de poser un point final.
© Carsten Sander
Et le reste de la soirée est à l’avenant ! En conclusion du concert, la très inventive et, pour ce qui est de l’harmonie et du traitement de la voix, très moderne Ich will den Kreuzstab gerne tragen apporte à Ich habe genug un contrepoint idéal, et d’une suprême musicalité. On admire, là encore, la plénitude des moyens, les raffinements d’une expression à l’élégance jamais corsetée, les trésors d’éloquence d’une diction qui fait entendre chaque syllabe et percevoir chaque inflexion. C’est, de ce point de vue, Der Friede sei mit Dir qui éclaire et désosse, si l’on peut dire, tout l’art de Michael Volle. Dans cette campagne, où l’accompagnement se réduit à cinq musiciens, on aurait pu s’attendre à voir le spectacle bizarre d’un Theo Adam dirigé par René Jacobs. Et finalement, tout coule de source.
C’est là qu’il faut dire un mot de ces accompagnateurs qui, ce soir, font bien plus qu’accompagner. Que ce soit pour dialoguer avec Michael Volle, qui se place au milieu d’eux, comme un collègue et pas comme une vedette (et l’on mesure que ce zusammenmusizieren si cher à bien des musiciens trouve sans doute sa source chez des compositeurs comme Bach, pour lesquels l’ego n’est plus rien face à la musique), ou dans les pièces orchestrales qui alternent avec les cantates, les instrumentistes de l’Akademie für alte Musik Berlin émerveillent. Sous le compagnonnage bienveillant de Raphael Alpermann, dans des dispositifs allant de cinq à une quinzaine de membres, ils ne laissent jamais tarir le dialogue entre eux – dialogue de la parole et de la musique, de la voix et de l’instrument (ces bois !), du terrestre et du divin.