« Vous me parlez du décor, des costumes, des machines, des lumières », écrit Verdi à propos de Falstaff. « Pour l’amour du ciel, ne faisons pas comme pour Otello. À vouloir trop bien faire, on en fait trop. »
Patrice Caurier et Moshe Leiser, au contraire, n’en font pas assez : en nivellant les classes sociales, ils oublient délibérément que Sir John Falstaff est un gentilhomme déchu. « Le jouisseur philosophe, nostalgique de sa grandeur, qui se joue du monde et dont le monde se joue »1 se métamorphose, dans leur mise en scène, en un vieil obèse débauché, objet de la risée publique et dont les discours n’intéressent plus personne, si bien que l’œuvre, privée de sa dimension tragique et philosophique, se trouve réduite, sur scène, à une joyeuse comédie de boulevard.
L’action est transposée de nos jours : bistro de quartier pour la taverne, chambre de bonne mansardée pour Sir John, appartement bourgeois pour les Ford, le tout judicieusement placé sur un plateau tournant qui permet d’enchaîner instantanément tous les tableaux. Les costumes caricaturent le mauvais goût anglais, ce qui, appliqué à Falstaff, est dévastateur, en particulier sa veste de cirque d’un rose agressif pailleté d’argent portée sur une chemise jaune canari à petits volants à l’acte 2 et son jogging-barbotteuse bleu pâle à l’acte 3. La mise en scène abonde en gags dignes d’Au théâtre ce soir ; c’est dire si l’on est loin de Shakespeare. Le spectacle, malgré ses défauts, captive pourtantl’attention. Les actions s’enchaînent à un rythme endiablé (à l’exception des « pizzica, pizzica » à l’acte 3, trop statiques), comme le veut la partition, et le prosaïsme des cinq premiers tableaux finit, au dernier acte, par céder la place à la féérie.
Le quatuor des femmes est très bien servi par la mise en scène. Il règne entre ces joyeuses commères une entente parfaite et une merveilleuse complicité. Véronique Gens, dont lesoprano n’a pas toujours la fraîcheur et la pureté que l’on pourrait attendre, incarne toutefois une Alice drôle, attrayante malgré des costumes qui l’engoncent. Amanda Forsythe en Nannetta nous tient sous le charme dès sa première intervention avec son jeu si naturel et son timbre cristallin. Le mezzo voluptueux de Leah-Marian Jones confère séduction et tempérament au personnage de Meg Page. Quant à la Quickly d’Elena Zilio, elle ne tombe dans aucun des excès auxquels nous ont habitués les tenantes du rôle : son medium et son grave sont appuyés sans être forcés, elle ne surjoue pas. Résultat : le personnage y gagne en humour et en finesse.
D’intelligence médiocre et d’aspect petit-bourgeois, le Ford de cette production reste Fontana durant tout l’opéra en dépit de l’excellent jeu d’acteur de Tassis Christoyannis, grand baryton verdien au timbre chaleureux, dont le « È sogno, o realtà ? », superbement chanté, n’est pas suffisamment mis en valeur. Le Fenton de Luciano Botelho, au timbre élégiaque, s’accorde parfaitement avec la Nannetta d’Amanda Forsythe (superbes « bocca bacciata »). Colin Judson (naguère excellent Mime à l’Opéra du Rhin), fait une remarquable prestation en Docteur Caius avec sa belle articulation et sa voix claire et percutante. Les timbres de Jean Teitgen (Pistola) et Eric Huchet (Bardolfo) se font valoir l’un l’autre. Quant à John Hancock, on ne saurait trop le féliciter de s’être s’engagé à fond dans son personnage, tant malmené par la mise en scène. Ce géant qui dépasse ses collègues d’une bonne tête ne manque ni de truculence, ni d’humour, ni de musicalité, ni de souplesse vocale, et si le gentilhomme philosophe n’est pas au rendez-vous, ce n’est pas de son fait.
Le chef Mark Shanahan, que nous avions tant apprécié en 2010 dans L’Affaire Makropoulos2 mérite d’être mieux connu en France. Il rend hommage à la luxuriance harmonique, la subtilité rythmique et mélodique, l’humour omniprésent, tendre ou corrosif, de l’ultime chef d’œuvre de Verdi (caractéristiques qui en rendent si difficile l’exécution). Il soutient efficacement les chanteurs et obtient le meilleur de ses musiciens. Grâce à lui, nous comprenons et partageons l’enthousiasme du public d’Angers dont, au passage, on constate avec surprise et satisfaction la moyenne d’âge, bien inférieure à la moyenne des autres maisons d’opéra.
1 Extrait du texte de présentation sur le site d’Angers Nantes Opéra : http://www.angers-nantes-opera.com/
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