Pour faire avaler au plus large public un peu de musique d’aujourd’hui, il faut parfois montrer une grande ingéniosité, déployer des ruses de Sioux afin de rendre plus acceptable ce qui pourrait de prime abord éloigner le spectateur lambda. Le chef Julien Masmondet a ainsi eu l’idée de se revendiquer d’un groupe informel d’artistes du début du XXe siècle pour mieux jouer la musique de compositeurs de notre début de XXIe. Les Apaches étaient le nom que s’étaient donnés, autour de Maurice Ravel, Albert Roussel et Florent Schmitt, tout un groupe de musiciens, de poètes et de peintres. Nos nouveaux Apaches sont les instrumentistes réunis pour interpréter aussi bien la musique de leurs modèles que celle de leurs propres amis et contemporains. Tout comme ils avaient, en juin 2018, associé Trouble in Tahiti de Bernstein à une création de Pascal Zavaro, Manga Café (spectacle repris en région parisienne en mars), ils proposent ce soir un concert associant Ravel, Satie, Delage, Stravinski à Zavaro et quelques autres. Double concert, annoncent-ils : pourquoi cette ruse ? Certes, avant l’entracte, un baryton chante avec un quatuor, après l’entracte, une mezzo-soprano et un récitant sont soutenus par une formation de chambre, mais fallait-il vraiment parler de deux concerts successifs, à moins d’y voir une mise en garde : la soirée serait longue, trop longue à dire vrai. A vouloir accumuler quatuor, mélodies, poèmes déclamés, on aboutit à un festin trop copieux.
Autre ruse qui ne se justifie pas totalement : le recours aux projections vidéo, non pas simplement en fond de scène, mais sur un tulle qui, pendant toute la première partie, sépare les interprètes du public. Le truc paraît vite un peu gratuit, et l’iconographie ainsi proposée n’apporte pas toujours grand-chose à notre perception des œuvres. Nous montrer le visage des compositeurs, soit, mais à quoi bon ces silhouettes floues qui tendent interminablement leurs mains devant elles ou l’une vers l’autre ? Heureusement, la deuxième partie se dispense de ce procédé.
Laurent Deleuil amuse beaucoup le public par son interprétation des Ludions de Satie, tant par l’absurdité des poèmes de Léon-Paul Fargue que par le côté faussement pompeux ou naïf de leur mise en musique. Pour la création de Pascal Zavaro, le baryton n’intervient pas dans chacune des six parties : le quatuor est seul pour « Aulnes », réminiscence grinçante du célèbre lied de Schubert, comme pour « Oyseaux », qui convoque aussi bien Janequin que le Ravel des Chansons madécasses. Dans les autres pages, Laurent Deleuil chante des textes signés Ravel ou Stravinski, la dernière partie, dédiée à Léon-Paul Fargue, lui offrant davantage l’occasion de donner de la voix.
Après l’entracte, Fiona McGown poursuit avec les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé le parcours ravélien sur lequel la soirée s’était ouverte. Cette fois, ce n’est sans doute pas par ruse mais, devant la complexité de cette partition, l’interprète semble avoir décidé d’émettre de fort beaux sons sans chercher à les unifier en des phrases accentuées : certes, les vers de Mallarmé ne sont pas ce qui se fait de plus limpide, mais d’autres ont su les chanter en donnant à entendre un véritable texte. Avec Lyrique japonaise de Stravinsky, à la prosodie peu naturelle, le problème n’est plus aussi sensible. Se pose en revanche la question de la « mezzo-sopranéité » : si le timbre n’est pas particulièrement sombre, les aigus sortent de manière assez désagréable. Par chance, les Chants hindous conviennent beaucoup mieux à Fiona McGown, qui en livre une version sans reproche.
Fallait-il aussi demander à Didier Sandre, excellent comédien au demeurant, de déclamer des poèmes en plus de la musique, à côté des œuvres interprétées ou, et c’est là que ça se gâte, par-dessus celles-ci ? N’est-ce pas un traitement un peu cavalier à réserver aux deux extraits des Miroirs de Ravel ? Par la suite, l’accord semble plus judicieux entre les poèmes de Mathias Enard sur Beyrouth et ce que joue au luth Damien Pouvreau, même s’il n’y a pas grand rapport entre ces textes et les poèmes du même Mathias Enard qui ont inspiré trois compositeurs, Fabien Touchard, Jules Matton et Fabien Cali, ce dernier étant le seul à reprendre un effectif instrumental proche de celui de Ravel, Stravinsky et Delage. Et contrairement à ce que pouvait laisser croire le programme, une seule de ces trois compositions associe voix parlée et voix chantée, quand Fiona McGown se mue en écho bouche fermée.