Le monde du travail actuel est plus que jamais producteur de néologismes, le dernier en date, le quiet quitting, que l’on pourrait traduire par un bon vieux gréve du zèle semble se répandre abondamment sur les scènes parisiennes. Vous en avez assez de ces metteurs en scènes qui brutalisent les œuvres en faisant passer leurs marottes personnelles avant le propos du livret, à plus ou moins grand renforts d’esthétique de la laideur ? Vous n’êtes pas seuls et nous aimerions nous aussi voir plus souvent des productions qui servent le propos principal tout en révélant subtilement un sens nouveau sans forcément être caché, notamment par une esthétique innovante. Hélas, le Quiet Staging, en cherchant avant tout à ne pas déranger en arrive souvent à desservir l’œuvre, non par manque de soins, mais bien par manque de réflexion : c’est le cas de cette Armide par Lilo Baur. On se réjouissait pourtant de voir enfin mis en scène ce chef-d’œuvre dans la ville de sa création, ce qui n’était pas arrivé depuis… 1914. Allez, disons 1992 à Versailles, ce qui fait tout de même 30 ans ! Nous n’avions guère eu qu’une version de concert à la Philharmonie en 2016 pour admirer les charmes d’Armide, pourtant essentiels dans l’histoire de l’opéra français. Il faut dire qu’en reprenant, de façon certes révolutionnaire pour l’époque, le livret de Quinault, Gluck ne profite pas d’un drame aussi fiévreux et économe que pour ses Orphée ou Iphigénie en Tauride, autrement populaires sur nos scènes aujourd’hui. Un acte pose plus particulièrement problème, le quatrième : les deux chevaliers venus délivrer Renaud de sa « récréantise » sont exposés à des apparitions les détournant de leur glorieuse mission, mais le spectateur moderne n’y voit qu’une pause dans le drame principal et deux personnages inconnus pour lesquels il n’a aucune empathie. Au metteur en scène de révéler l’intelligence de ces passages édifiants pour éclairer la tragique décision finale de Renaud, ou d’en faire une pause comique mettant en valeur la tragédie principale ; même challenge pour le divertissement de l’acte V lorsqu’Armide demande à ses plaisirs d’occuper son amant sur une musique de plus en plus inquiétante.
© S.Brion
Hélas, Lilo Baur semble avoir totalement démissionné du drame pour se réfugier dans un exotisme en manque d’imagination. Les costumes sont certes soignés et la scénographie élégante : de grands panneaux façon moucharabieh agrémentés de rayons lumineux pour l’acte I à Damas, immense arbre noir aux branches joliment torsadées, projections de ciels tourmentés, éclairages délicats et variés pour tous les autres. Pourtant, que cela est vain, voire inconséquent : c’est le même arbre mort pour le jardin des plaisirs du II, pour les confins du Monde où Armide appelle la Haine (pardon, on a accroché des capes noires aux branches) et pour le Palais à détruire à l’acte V (ce sont les habitants du Palais qui s’effondreront). Ce ne serait pas la première fois qu’une unité de lieu artificielle viendrait excuser les ressources nécessairement plus frugales du spectacle vivant contemporain, mais alors il faudrait que la direction d’acteurs vienne prendre le relais : elle est ce soir creuse (entrée d’Hidraot anecdotique, interminable triomphe d’Armide clouée sur son plot), ou gênante (ces gesticulations pendant « Volez, conduisez-nous » ; pourquoi ne pas avoir fait appel à un vrai chorégraphe plutôt que de laisser ces trois danseurs errer au gré de leur inspiration lors des nombreuses danses), et trop rarement porteuse de sens: la Haine qui porte une version froissée de la traîne d’Armide au I, composée de pages enluminées, et qui cherche à l’en lier telles des tentacules la rattachant à son passé insensible, ou l’entrée malaisante du chœur envahissant le plateau en roulant pour le divertissement ambigu du dernier acte. Inutile de chercher un éclairage à l’acte IV dans ces conditions, tout y semble superficiel et inutile. Illustrer naïvement ne suffit pas, hélas, à révéler la charge philosophique d’un tel livret. Cette production nous rappelle l’échec de celle de Marcel Bozonnet sur cette même scène pour un Amadis de JC Bach étonnamment empoussiéré par cette approche « naïve ». On pourrait rétorquer « au moins ça n’empêche pas d’apprécier la musique » : eh bien si ! L’absence totale de tension dramatique sur scène enlise les chanteurs et force l’orchestre à redoubler d’énergie. Il suffit d’écouter la retransmission de la production d’Amsterdam en 2013, pour entendre tout ce qu’un metteur en scène peut offrir à une musique si imbriquée avec le drame.
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A Christophe Rousset et ses Talens lyriques de redoubler d’énergie donc : souvent au prix de tempi excessifs (l’ouverture cède toute pompe à l’urgence, la scène de la Haine aurait mérité un rythme plus sacerdotal, l’exorcisme semble ce soir un peu bâclé) ou trop alanguis (molle gavotte au IV à force de délicatesse). Dommage également d’avoir un peu trop étouffé les cuivres dans la pâte orchestrale, alors que Gluck semble toujours vouloir leur demander de faire irruption au nom des ravageurs Haine, Gloire ou Dépit. Néanmoins, c’est grâce au chef que le drame tend les cordes des archets avec une maîtrise remarquable, les vents sont splendides et l’équilibre des pupitres savamment entretenu. Louons de même l’intégralité de la partition, y compris les ballets souvent coupés de la scène de la Haine. C’est aussi grâce à lui que les ensembles sont si éloquents (magistral « Poursuivons jusqu’au trépas ») et au chœur Les Éléments : précision exemplaire, couleurs éclatantes et prononciation limpide, sans jamais rechigner à habiter la scène avec une énergie, hélas, mal canalisée par l’absence d’une direction d’acteur inspirée.
Parmi les chanteurs, les seconds rôles aussi souffrent de n’avoir rien de plus à faire que jouer littéralement les utilités, ils semblent décorer le drame plus qu’y participer, quelles que soit la méticulosité d’Apolline Raï-Westphal ou le métier de Florie Valiquette. Philippe Estèphe et plus encore Enguerrand de Hys ont pour eux une personnalité plus affirmée et imaginative qui leur permet d’exister au delà des déplacements stéréotypés qu’on leur impose. Edwyn Crossley-Mercer est très racé et bien chantant, mais compose un souverain plus marmoréen qu’inquiet. Anaïk Morel, bousculée par les tempi du chef, incarne toutefois avec ardeur une Haine mordante et hystérique. Confier Renaud à Ian Bostridge est selon nous une erreur : personnage éclipsé par l’héroïne, qui n’a pour briller qu’un air du sommeil et un duo d’amour sensuel, il échappe au ténor britannique. Non que la prononciation soit exotique comme on aurait pu le craindre (bien des chanteurs français peinent à atteindre ce degré d’intelligibilité), mais l’émission est très forcée et le volume mal maîtrisé. On admire les moyens toujours vaillants d’un chanteur à la carrière si riche, mais le personnage très heurté et véhément qu’il fait exister dans les récits est un étranger dans ses airs, au point de rendre le duo d’amour pénible et de tuer toute surprise dans sa décision finale. Dès son entrée, sa goujaterie militariste saute aux yeux et on peine à comprendre l’inclination d’Armide.
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Pour incarner Armide, il faut une tragédienne capable d’insuffler tout le théâtre nécessaire à une musique si portée vers la catastrophe. Qu’on ait jamais confié un tel rôle à Véronique Gens, indispensable protagoniste de la scène baroque actuelle, est une anomalie dorénavant réparée, et comment ! Sans chercher à imiter aucune des grandes artistes qui l’ont précédée dans ce rôle (Palmer, Antonacci, Delunsch, Gauvin ou Arquez tout de même), jouant avec humilité et intelligence de ses moyens actuels qui ne semblent jamais pris en défaut, elle incarne la Syrienne avec un naturel confondant qui fait oublier la frontière entre le parlé et le chanté. Sa science de la déclamation et du style l’éloignent de tout effet qui pourrait paraître facile ou mettant davantage en valeur la cantatrice que l’amante éperdue. Femme douce-amère plus que magicienne, et ce dès son entrée, le spectateur gagne en empathie ce qu’il perd en contraste dans des interprétations où la bête féroce est attendrie par l’amour. Pour elle, l’orchestre, le chœur et le plaisir trop rare d’entendre cette œuvre, une visite place Boieldieu avant le 15 novembre s’impose !