Armida souffle ses deux cent bougies à Montpellier. Le troisième opéra napolitain de Rossini aurait mérité pour son bicentenaire une interprétation scénique plus inspirée que celle de Mariame Clément créée à Anvers en 2015 et éditée en DVD par Dynamic. Avec pour idée de départ la paronymie entre Ronaldo, le footballeur, et Rinaldo, le chevalier amant d’Armida, l’action prend place dans un stade. Les croisés arborent le numéro 10 de Zinedine Zidane. Un coup de boule, plutôt que d’épée, expédie dans l’au-delà Gernando qui convoitait la première marche du podium. Au deuxième acte, les amoureux prennent la pose dans un cadre doré bordé de fleurs roses, de nymphes pas très émues et d’éphèbes dévêtus. L’île enchantée d’Armide imite le kitch de Pierre et Gilles. Jean-Michel Criqui, qui assure la reprise montpelliéraine de la production, ne peut qu’en accentuer le ridicule. Pourquoi faut-il que Rossini ne soit jamais pris au sérieux ? Avoir déjà vu cette mise en scène à l’Opéra des Flandres il y a deux ans évite d’en attendre plus qu’elle ne peut donner.
La partition résiste à tous les traitements tant elle déborde de génie. Sous l’emprise amoureuse de sa maîtresse, la cantatrice Isabella Colbran, Rossini compose une musique qui semble ne pas avoir de limites. Un ballet, sérieusement écorné dans cette reprise, occupe l’essentiel du deuxième acte. La scène finale de l’opéra brise tous les codes. Jamais Rossini n’a été et n’ira aussi loin, bien que ses ouvrages suivants continuent d’explorer de nouvelles formes. Encore faut-il des interprètes capables de surmonter les difficultés d’une écriture décuplée par les moyens mis alors à la disposition du compositeur par le Teatro San Carlo. Des cors mal assurés le rappellent dès l’ouverture : les instrumentistes aussi sont astreints à la virtuosité. Il appartient à l’assistant de Daniel Barenboïm à Berlin, Michele Gamba, de canaliser le magma musical. Ne pas se laisser déborder par l’ébriété rythmique mais ralentir ou accélérer les tempos pour capter l’attention semble le parti pris par la direction d’orchestre. Sa seule faiblesse est de privilégier, dans les ensembles, le volume et l’énergie, au détriment de la clarté des lignes. Les chœurs, davantage sollicités côté masculin que féminin, se plient de bonne grâce aux exigences, musicales et scéniques.
© Marc Ginot
Parce que les voix sont ici primordiales, une attention particulière a été portée à la distribution jusque dans le choix des rôles les plus secondaires. Giuseppe Tommaso mériterait mieux que les quelques répliques d’Eustazio pour faire valoir timbre et phrasé. Les apparitions d’Idraote et Astarotte sont trop brèves pour que Daniel Grice, la seule clé de fa de l’ouvrage, puisse prendre sa revanche sur les six ténors réunis par la partition. Complémentaires comme il se doit au troisième acte, Dario Schmunck (Goffredo / Carlo) et Edoardo Milletti (Gernando / Ubaldo) possèdent l’un et l’autre la maîtrise du style pour triompher auparavant de leur air respectif. Avantage cependant au premier en termes de présence et de longueur quand le second, plus limité, trouve dans son affrontement avec Rinaldo davantage matière à démontrer sa vaillance. Comme à Anvers, Enea Scala s’applique à résoudre un par un tous les problèmes posés par une partition conçue aux mesures gigantesques d’Andrea Nozzari. Si l’ambitus de la tessiture est entièrement assumé jusque dans ses notes les plus extrêmes, si les innombrables coloratures ne trahissent pas l’effort et le travail demandé pour paraître naturelles (cf. l’interview accordée la veille de la représentation), certains choix d’ornementation apparaissent trop audacieux. La voix se durcit et perd son homogénéité dès qu’elle franchit les limites de l’aigu. Prise de risque inconsidérée, évolution vocale ou trac inhérent à la première ? C’est finalement dans l’épanchement amoureux du chant spianato, lorsque l’émission s’allège, que le ténor se montre sous son jour le plus flatteur.
Puis qu’on le veuille ou non, dans ce répertoire où chaque numéro a tôt fait de prendre l’allure d’un combat, le rapport de force tourne en faveur de sa partenaire. De tous les rôles destinés à Isabella Colbran, Armida est paraît-il le plus difficile, en raison peut-être de cette scène finale dans laquelle Karine Deshayes se jette à corps perdu, après avoir auparavant réussi à concilier la volupté du son, l’agilité, la variété de l’ornementation, la précision du trait. Autant de qualités qui suffiraient à qualifier de réussie une prise de rôle non dénuée de risques, si ce n’est que dans cette scène ultime, la mezzo-soprano française pousse le curseur un cran plus loin, transcendant la technique pour atteindre une dimension tragique sans laquelle l’opéra ne saurait trouver sa résolution cathartique. De l’amertume des supplications à la violence des imprécations auxquelles un grave plus affirmé donnerait encore plus d’impact, c’est une palette inouïe d’affects et de couleurs que le public, soufflé, acclame en tapant des pieds.