A trop attendre on est souvent déçu. La joie de voir enfin Ariane et Barbe-Bleue entrer au répertoire du Capitole, de surcroît avec une Ariane dont la formation artistique est intimement liée à son professeur toulousain, Jane Berbié pour ne pas la nommer, a été ternie, pour nous, par l’interprétation théâtrale qu’en propose Stefano Poda. Cet artiste italien s’est fait une spécialité d’assumer simultanément mise en scène, élaboration des décors, conception des costumes et choix des lumières. A-t-il un objectif, une méthode ? Faute de déclaration qui nous éclairerait, voici une hypothèse : il vise à décevoir les attentes du public. Cela lui a valu un certain succès critique. Dans ce concert nous oserons être une voix discordante.
On nous dira : Stefano Poda ne craint pas d’affronter la difficulté en acceptant de porter à la scène l’opéra de Dukas, dont le livret pose d’épineux problèmes de réalisation, ne serait-ce qu’à propos des éclairages. Ainsi, le premier acte se déroule au crépuscule, la première partie du second dans l’obscurité d’un souterrain avant l’irruption de la lumière de midi et le dernier acte dans la nuit, autant de solutions à trouver pour laisser au spectateur une perception visuelle acceptable sans trahir l’esprit des situations, car ces moments déterminés font partie de la dramaturgie. Mais que propose Stefano Poda ? Pour résoudre la difficulté, il l’ignore ; ainsi, ses lumières ne se soucient ni des conditions ni des moments fixés par Maeterlinck. Or les prescriptions du livret déterminent les actions d’Ariane et du même coup le développement musical. Quoi qu’il affirme, en ne suivant pas strictement les indications relatives à l’intensité de la lumière, il affaiblit du même coup la portée de la musique. Est-ce bien responsable, pour une œuvre dont l’auteur voulait rendre à l’orchestre tout son rôle expressif ?
Cette répugnance à dompter sa fantaisie pour la soumettre aux choix des auteurs, on la retrouve dans le décor, dans les costumes, dans les manipulations comme celle qui fait apparaître Barbe-Bleue en papillon prisonnier au deuxième acte. Cette invention illustre peut-être le fantasme des épouses soumises ? Mais quand Stefano Poda montre Barbe-Bleue et Ariane s’embrassant longuement, au premier acte, montre-t-il un fantasme ou met-il en place une histoire ? Le livret en raconte une, celle d’une femme consciente du pouvoir que sa beauté lui donne sur Barbe-Bleue, un savoir qu’elle rappelle à ses compagnes d’infortune en leur rendant l’éclat qui l’avait séduit. Il y a là des scènes à faire, des couleurs à montrer, tout est dans le livret et dans la musique. On se voit offrir une pantomime morne où la comédienne Dominique Sanda, « la Sanda » comme disent les Italiens, qui incarne l’étrangère, celle qui ne parle pas la langue et donc ne chante pas, après avoir au premier acte introduit l’obscur défilé où elle cherche « son » homme, est alors gratifiée du même manteau qu’Ariane, inspiré par celui de la Médée de Pasolini, mise en valeur qui nous fait murmurer malgré nous : « O cruel souvenir de ma gloire passée ».
On pourrait continuer : Stefano Poda introduit dans le spectacle danseurs et figurants étrangers à l’opéra, pour des défilés fantomatiques, des évolutions ralenties et silencieuses, des reptations mystérieuses dont la présence, pour nous, n’est pas un enrichissement mais une diversion nuisible à la musique. Il place sur la scène des personnages qui devraient être invisibles, et il modifie la conclusion. Après le départ d’Ariane, Maeterlinck et Dukas laissent Barbe-Bleue assis, tandis que les recluses volontaires vont refermer la porte par où elle est sortie. Stefano Poda montre Barbe-Bleue debout près de la porte menant au souterrain et les femmes y entrent en file. A l’indétermination qui suspend le sens et trouve son écho dans la musique il impose celui de son arbitraire.
Mais Stefano Poda est un esthète. Alors il faut reconnaître que le spectacle, pour contestable qu’il soit, ne manque pas de séduction. Le décor exhibe un goût décoratif destiné à prouver les références artistiques, de Piranèse aux bas-reliefs évocateurs de supplices. L’éclairage en valorisant les formes, et l’opposition du blanc et du noir, composent un tableau et des images d’une indiscutable beauté. Tout n’est pas indiscutable : le labyrinthe qui descend des cintres évoque furieusement un garde-manger à compartiments. De même son goût est moins sûr quand il affuble les prisonnières de robes de mariées qui semblent des chantillys mal fouettées, et on s’interroge sur les tenues de Barbe-Bleue, mi-gourou mi-chamane, et des paysans qui semblent dans une transe lente au premier acte. Quant aux évolutions mystérieuses des personnages superfétatoires, on admire le talent de qui les exécute sans approuver leur présence.
© Cosimo Mirco Magliocca
Heureusement Ariane et Barbe-Bleue, c’est d’abord une partition et des rôles, un surtout. Les premiers intervenants sont les musiciens ; ils trouvent d’entrée les couleurs justes et Pascal Rophé impose, d’une poigne qui ne se démentira pas, la discipline et l’énergie nécessaires pour mener à bien cette vaste et complexe composition. L’exécution impeccable permet de savourer les accords et les modulations d’une écriture si savante qu’elle a peut-être nui au succès public, tant elle vise moins à séduire qu’à « dire vrai », s’adressant d’abord à des musiciens. On pourrait peut-être çà et là souhaiter quelque vibration plus lyrique, mais le risque sans cesse renouvelé est de compromettre l’équilibre nécessaire entre le lyrisme de l’orchestre et celui des chanteurs, dont la voix, n’étant pas machinale, est contrainte par le dispositif de la mise en scène qui ne la valorise pas – le labyrinthe – et sujette aux limites de la biologie du corps, que la technique ne peut pas toujours pallier. Après les musiciens, on entend le chœur, dans cette introduction admirable d’une modernité si actuelle, avec la verbalisation d’un ras-le-bol populaire où s’entrecroisent menaces et rumeurs contradictoires et qui monte d’autant plus qu’il a osé s’exprimer. Il peut donner une impression magnifique de foule ; le parti pris de la mise en scène nous en a frustré, car il a, à notre avis, tendu à ralentir et à amollir cette fausse polyphonie. Heureusement là encore, le chœur du troisième acte aura la tension et l’impact espéré, même si la disposition au « paradis », bien que spectaculaire, ne s’imposait pas, parce qu’elle rompt avec l’unité dramatique.
Barbe-Bleue ayant, des premiers projets de Maeterlinck à la mouture finale, perdu toute envergure, en dépit des souhaits de Paul Dukas mais à cause des oukases de Georgette Leblanc, il offre peu d’espace à Vincent Le Texier pour le marquer de sa griffe. On retiendra une élégance inattendue – souvenez-vous : il faut déconcerter le public, frustrer ses attentes – qui le fait apparaître comme un gourou susceptible de violence mais d’abord séducteur. Le rôle de la nourrice est plus important sans être vraiment gratifiant : femme proche du peuple elle en partage les peurs et sert ainsi de faire-valoir au calme d’une Ariane maîtresse d’elle-même. Janina Baechle est-elle éprouvée, physiquement ? La mise en scène semble lui épargner les déplacements et cela pourrait expliquer aussi les tensions dans l’aigu qui la mettent à la peine, que des lourdeurs sur des graves un peu expressionnistes pour notre goût. Après le repos du deuxième acte, d’où elle est absente, le troisième acte, moins exigeant, la montre nettement plus à son aise. Alladine ne chantant pas, du quatuor des recluses toutes méritent des éloges ; la mise en scène ne permet pas toujours de distinguer nettement ni les trois sopranos, Marie-Laure Garnier, Andreea Soare et Erminie Blondel, ni le mezzosoprano Eva Zaïcik, mais celle-ci a le rôle de Sélysette, le plus étoffé, et parvient à faire valoir un grain de voix plein et velouté.
Reste Ariane. D’aucuns pourront trouver que Sophie Koch n’a ni la puissance ni le mordant pour incarner le personnage souverain que la créature composée par Dukas peut être. Mais ces a priori, qui se justifieraient peut-être dans une salle de plus vastes dimensions, sont ici sans objet. Sans doute Pascal Rophé retient-il peut-être ici ou là la puissance de la fosse, mais globalement la cantatrice offre une prestation à la hauteur de son talent, de sa musicalité et de son personnage. Du rôle écrit pour Georgette Leblanc elle a voulu retenir la leçon de Berthe Monmart, non tant vocalement, car chaque voix est unique, mais dans l’interprétation d’un personnage qui allie clarté de vue, sagesse de la décision, et compassion profonde, tant pour les victimes que pour celui qui est son propre bourreau. Oui, quelques notes graves sont un peu écrasées, au début, mais quand la voix est chaude elle prend son essor et ne manquera rien des vols planés et des ascensions que Dukas a écrits pour celle qui vient, chez le monstre, raviver la lumière de l’humanité. A cette figure mythique Sophie Koch donne la chair et la noblesse voulues par ses concepteurs, et sa diction est telle qu’on n’en perd presque rien. On s’incline et l’on remercie !