Après avoir joué l’unique symphonie de Paul Dukas en novembre dernier, son seul ballet, La Péri, en février et son poème symphonique L’Apprenti Sorcier en mars, l’Orchestre Philarmonique de Radio France poursuit sa redécouverte du compositeur français en interprétant cette fois-ci son unique opéra, Ariane et Barbe Bleue, en version de concert.
Sous la plume de Maeterlinck, Ariane est bien différente de l’héroïne du conte que Perrault écrivit deux siècles plus tôt. Ariane a accepté de devenir la sixième épouse de Barbe Bleue et de le suivre dans son château en dépit des rumeurs qui courent sur le passé meurtrier de son mari. Barbe Bleue lui confie sept clés, lui interdisant l’usage de la septième qui ouvre la porte derrière laquelle s’élèvent les plaintes des épouses disparues. Bien entendu, celle-là seule intéresse Ariane qui, enfreignant l’ordre donné, libère les cinq épouses séquestrées et prépare leur évasion du château, tandis que Barbe Bleue est retenu prisonnier par des paysans. Figure symbolique du libre arbitre, Ariane délivre et soigne son mari avant de lui annoncer qu’elle le quitte sans retour. Elle invite les autres femmes à la suivre, mais celles-ci renoncent, préférant leur servitude.
Fait rare, dans cet opéra le rôle principal n’est tenu ni par Ariane et encore moins par Barbe Bleue, mais par l’orchestre. Musique brillante héritée de Wagner où se succèdent les harmoniques et les jeux d’orchestration avec des tournures rythmiques complexes telles les « fusées » en contrepoint ou les alternances de rythmes binaires et ternaires. Ainsi que l’écrivait Debussy, « toujours et partout la musique domine le poème » et l’orchestre tient la ligne mélodique. Près de 130 musiciens, dont 44 violons, 10 contrebasses et 22 cuivres habillent la scène d’ombres ou de clarté, jouant sur l’expressivité des timbres musicaux.
C’est précisément là que réside toute la difficulté de cette œuvre : jouer Ariane en version de concert à la salle Pleyel contraint les chanteurs à projeter en permanence afin de se dégager de l’orchestre omniprésent, à moins que le chef ne guide avec habileté sa phalange.
Or, c’est malheureusement là qu’achoppe Jean Deroyer, tout jeune chef français, spécialiste de musique contemporaine. Sa direction, bien que précise et puissante, manque quelque peu de nuances et de textures, les équilibres de pupitre ne sont pas véritablement mis en évidence, les bois sont à peine audibles tandis que les interventions des cuivres sont assourdissantes, de sorte que les chanteurs sont régulièrement couverts. Pourtant, l’Orchestre Philarmonique de Radio France gère avec brio les difficultés techniques de la partition. Mais c’est seulement au cours du IIIe acte qu’instrumentistes et chef trouvent leur équilibre, et que les savants jeux de « clairs-obscurs » conçus par Dukas sont enfin exprimés.
Cette direction ne facilite pas la tâche pourtant déjà rude des solistes, à commencer par Ariane. Ce rôle, taillé pour une voix de soprano dramatique est particulièrement ardu compte tenu de l’investissement qu’il requiert sur la quasi totalité de l’œuvre, de l’ampleur de la tessiture exigée et du placement très inconfortable presque toujours situé dans les extrêmes. Katarina Karneus, appelée au dernier moment après le désistement de Béatrice Uria-Monzon puis celui de Jennifer Wilson, peine à cacher son anxiété. Au cours des deux premiers actes, la voix manque de chaleur et de tempérament, les graves apparaissent secs et les aigus resserrés, notamment dans l’air des diamants où la diction manque singulièrement de clarté. Au IIIe acte, soulagée par l’orchestre mieux contenu, la mezzo-soprano suédoise retrouve enfin ampleur et souplesse, révélant un timbre relativement charnu.
Delphine Haidan dans le rôle de la nourrice est confrontée aux mêmes difficultés. Gênée par l’orchestre trop présent, seuls les graves légèrement poitrinés et les aigus nous parviennent et le texte est pratiquement inaudible. Pourtant sa voix de mezzo chaude et cuivrée mériterait davantage de considération.
Quand aux autres personnages de l’opéra, leur rôle reste très secondaire, y compris Barbe Bleue incarné par Nicolas Cavallier qui prononce, avec une mâle assurance 36 notes et pas une de plus. Le chœur est lui aussi peu présent dans l’écriture de Dukas. Et pourtant, le chant des cinq filles d’Orlamonde interprété avec une belle homogénéité, façonnée autour de trois accords parfaits dans la nuance d’un crescendo parfaitement maîtrisé par le chœur de femmes de Radio France a été l’un des plus beaux moments de cette soirée.