Des grands chanteurs disparus des radars parisiens depuis quelque temps réunis sur notre première scène lyrique ; le public qui applaudit à tout rompre, oubliant de se faufiler vers la sortie une fois le rideau tombé, contrairement à son habitude ; une pluie de bravos et de fleurs… Sont-ce les prémices de l’effet Lissner ? Voilà longtemps que la température du réfrigérateur Bastille n’était montée aussi haut. La cause de tant d’émois ? Ariadne auf Naxos, mise en scène par Laurent Pelly : un spectacle créé au Palais Garnier en 2003, représenté pour la première fois cette saison mais repris plusieurs fois entre temps, notamment en décembre 2010 avec Ricarda Merbeth en Ariane. Rien de nouveau donc sous le soleil d’une Bavière art déco dans la première partie et d’une Grèce revue et bétonnée dans la deuxième. L’approche de Laurent Pelly ne brille toujours pas par un surcroît d’idées. Elle colle au livret. En des temps comme les nôtres, ce n’est pas si fréquent. S’il faut lui faire un reproche, c’est celui de ne pas mieux assembler ces éléments disjoints que sont dans Ariadne auf Naxos le prologue et l’opéra lui-même. Les deux actes vont bon train séparément, sans aucun jeu de correspondance apte à stimuler l’intelligence.
L’immersion dans la musique n’en est que plus naturelle et cela tombe bien puisqu’elle est ce soir reine. Michael Schonwandt, à la direction d’orchestre, vient d’être nommé à la tête de l’Opéra de Montpellier. Serait-ce la fin des vaches maigres pour l’institution lyrique languedocienne ? On peut l’augurer à l’écoute de cette lecture mesurée mais non appliquée, consciente des enjeux d’une partition dont elle expose le maillage chambriste sans perdre de vue la dimension lyrique.
Karita Mattila (Ariane), Klaus Florian Vogt (Bacchus) © Bernard Coutant
Des multiples rôles secondaires qu’exige l’ouvrage, aucun n’est hors de propos. Si, parmi eux, le quatuor des comédiens mené par les excellents Edwin Crossley-Mercer et Cyrille Dubois emporte la préférence, c’est parce que Strauss les a dotés d’une musique à laquelle il est difficile de résister. D’ailleurs, des applaudissements interrompent le spectacle après le Quintette des Italiens, fait surprenant dans une salle qui n’est pas réputée démonstrative
Le compositeur de Sophie Koch est déjà connu, lui qui en 2003 aurait raflé la mise s’il n’y avait eu la Zerbinetta de Natalie Dessay. Il règne sans partage sur la première partie de l’œuvre, par la volonté de Strauss mais pas seulement. Il existe de multiples affinités entre la mezzo-soprano française et ce rôle ambigu : affinité vocale, indispensable pour épouser les incertitudes de la tessiture ; affinité idiomatique, conversation en musique oblige ; affinité physique dont atteste une silhouette juvénile à laquelle le costume va comme un gant, achevant de rendre crédible le portrait d’un adolescent fougueux et naïf, prompt à l’enthousiasme comme au découragement.
Klaus Florian Vogt fait mentir les commentaires qui prétextent le rôle de Bacchus pour décréter que Strauss n’aimait pas les ténors. Le chanteur allemand peut ne pas faire l’unanimité – Fidelio à Milan le mois dernier le rappelait – mais, dans le cas présent, la blancheur de timbre n’est pas rédhibitoire, elle satisfait la condition divine du personnage. Aucune des intonations sirupeuses qui rendent certains enregistrements horripilants n’affadissent l’interprétation. Au contraire, vaillance et puissance font le dieu mâle sans que jamais l’écriture ne semble lui poser la moindre difficulté, comme si chanter Bacchus était jeu d’enfant. Tout juste pourra-t-on regretter que le couple formé avec Karita Mattila ne soit pas mieux assorti, lui aérien, presque léger dans un rôle ô combien lourd, elle incandescente, capiteuse pour ne pas dire épaisse. L’ombre de la Salomé qu’elle fut dans cette même salle passe plus d’une fois, ne serait-ce que par la fulgurance d’un aigu dont elle n’a pas perdu le contrôle. La maîtrise du médium est davantage sujette à discussion mais l’interprète par sa seule présence suffit à enflammer la scène.
On pensait que Norma, Semiramide et autres rôles romantiques avaient définitivement éloigné Elena Mosuc des coloratures de sa jeunesse. Erreur, la voix se plait encore sur des sommets où elle s’autorise quelques effets spectaculaires, le trille n’étant pas des moindres. Les amateurs de nombril en seront pour leurs frais. Cette Zerbinette reste dignement drapée dans son peignoir, quand Natalie Dessay et même Jane Archibald n’hésitaient pas à enlever le haut. Mais le chant offre ce que le jeu ne montre pas : une féminité gourmande, épanouie, impertinente bien que sensible. Deux bouquets de fleurs lancés du parterre disent le plaisir qu’elle peut donner. Pour y goûter, il faudra repasser : la soprano roumaine est remplacée dès la prochaine représentation par Daniela Fally*.
* Changement de distribution annoncée depuis la publication de cet article : Elena Mosuc devrait également participer à la représentation du 27 janvier (plus d’informations)