De David Hermann, on savait qu’on pouvait compter sur un spectacle intelligent, mais avec cette Ariane à Naxos nancéenne, l’intelligence prend la forme d’une limpidité, d’une beauté et d’une poésie que l’on n’attendait pas forcément. Il suffisait pourtant d’y penser : quand l’homme le plus riche de Vienne décide qu’on lui présentera simultanément la comédie et la tragédie, Arlequin et Ariane à la fois, ce sont bien deux facettes de Richard Strauss qui se télescopent, le néo-XVIIIe siècle et la relecture des mythes antiques. Les deux mondes se heurtent donc sur la scène : côté cour, un palais des Atrides qui ne déparerait pas dans une production d’Elektra, avec tombeau d’Agamemnon que les nymphes s’affairent à nettoyer comme des servantes en guenilles ; côté jardin, un décor de pastorale à la Watteau, avec bosquets en toile peinte et escarpolette obligée. Pour une fois, les compagnons de Zerbinette s’abstiennent de toute gesticulation loufoque, ils se contentent d’être là, masques et bergamasques qui n’ont pas l’air de croire à leur bonheur, même s’ils finissent par fraterniser avec la dryade, la naïade et Echo. A la toute fin, les personnages du prologue reparaissent, étendus ici et là, Ariane et Zerbinette peuvent finalement se tendre la main, cependant que les invités de l’homme le plus riche de Vienne font des selfies devant ce qui apparaît comme un vaste tableau vivant. Le prologue visait déjà à l’épure, en réduisant l’affairement des coulisses à trois portes dignes des épreuves de Tamino, et en limitant la présence des comparses au strict nécessaire pour évoquer l’affrontement de deux univers artistiques.
© Opéra national de Lorraine
Vocalement, on ne déplore qu’un maillon faible parmi les quatre rôles principaux. Certes, le Compositeur est un personnage difficile à cerner, à plusieurs points de vue. Ici, il devient clairement une Compositrice (peut-être aurait-il fallu modifier les sur-titres ?), et l’élément de séduction lors de la scène des confidences de Zerbinette est gommé au profit d’une plus pure communion des âmes. Dans un rôle aujourd’hui souvent confié à des mezzos mais jadis brillamment défendu par des sopranos, Andrea Hill ne parvient pas à s’imposer : le grave est peu sonore, et l’aigu semble atteint sur la pointe des pieds, avec d’infinies précautions. L’avenir dira s’il s’agit d’une méforme passagère ou d’un choix malavisé. Michael König a l’immense mérite de pouvoir chanter le rôle de Bacchus, que la mise en scène dépouille de tout attribut divin : toutes les notes sont là, émises avec une belle dignité, et ne manque d’un soupçon de puissance sonore supplémentaire face à sa partenaire. Mais aussi, quel surhomme faudrait-il pour donner la réplique à Amber Wagner ? Son Ariane stupéfiante laisse sans voix : médium prenant, graves abyssaux, diction de tragédienne, à peine trouverait-on à chipoter sur certains aigus, et encore. Cette héroïne-là se hisse aussitôt à la hauteur des plus grandes titulaires. Par chance, Zerbinette tutoie elle aussi les sommets, grâce à Beate Ritter, qui semble atteindre les suraigus comme elle respire, sans jamais donner la moindre sensation d’effort, au contraire de certaines de celles qui l’ont précédée dans ce rôle. Vivant Fragonard, elle campe une Zerbinette naturelle, charmante, dénuée d’ironie (mais c’est un choix du metteur en scène, sans doute), et son grand air est ici tout sauf le numéro de cirque que telle ou telle a voulu en faire.
Autour d’eux, la distribution réunie est belle, il faut le dire. Josef Wagner est un luxe en maître de musique, rôle qu’on a pris la mauvaise habitude de confier à des chanteurs à bout de voix. John Brancy est un Arlequin élégant. On saluera surtout le trio des suivantes d’Ariane, constitué de vraies personnalités : si Elena Galitskaya se bride pour n’être qu’Echo, Heera Bae est une Naïade aux aigus argentins, et Lucie Roche éblouit en Dryade par la richesse de ses graves.
Cette partition quasi chambriste est toujours une épreuve pour les orchestres ; peut-être pour aider celui de Nancy à la surmonter, Rani Calderon adopte des tempos assez uniformément rapides, ce qui tend à réduire les contrastes sur lesquels l’œuvre repose pourtant. On savoure néanmoins le plaisir d’entendre l’œuvre de Strauss donnée dans un théâtre aux proportions idéales pour cette musique.