Après une pause de deux mois et un peu plus tard que d’habitude, le Festspielhaus de Baden-Baden reprend ce week-end ses activités avec un programme de concerts où culmine le récital proposé par Anna Bonitatibus autour de la reine Sémiramis, énigmatique et fascinant personnage qui a inspiré une centaine d’opéras. Las ! Est-ce parce que tous se réservent pour le festival d’automne et la Norma de Cecilia Bartoli à venir, ou à cause de l’habitudes d’ouvrir la saison avec la danse – et plus particulièrement les ballets de John Neumeier, chorégraphe star de la maison, qu’on retrouvera la semaine prochaine – que les rangs étaient à ce point clairsemés ? L’immense salle du Festspielhaus produit un effet double : quand elle est pleine, quelque chose se passe qui galvanise les artistes pour des soirées mémorables. Qu’elle soit remplie à moitié et les volumes paraissent écrasants, la prestation des artistes se fait bien plus distante et détachée. De fait, Anna Bonitatibus est apparue fermée, dure et tendue pendant une grande partie de son récital. Coincée entre son pupitre et celui du chef, la mezzo italienne dont le physique dégage pourtant naturellement une noblesse impérieuse et fière donne la sensation d’un phagocytage peu valorisant. On se surprend même à se dire que les deux immenses bouquets de fleurs qui encadrent le plateau sont loin d’évoquer la luxuriance des jardins suspendus de Babylone et qu’il en va de même pour notre interprète. Une vraie déception visuelle donc, proportionnelle à l’impatience de découvrir sur scène un programme dont tout le bien qu’on peut penser à l’écoute a déjà été dit ici même par Bernard Schreuders. Le coffret « Semiramide, la signora regale », paru en 2013 chez Deutsche Harmonia Mundi, proposait un programme passionnant, intelligemment équilibré et composé d’inédits. Ce double CD a même été récompensé en 2015 par un International Opera Award. Tout l’art d’Anna Bonitatibus y était déployé afin de restituer les multiples facettes de la reine énigmatique, sensuelle, cruelle et meurtrière ou victime, mais avant tout puissamment amoureuse. Restait à transposer tout cela sur scène…
La flamboyance est absente ce soir, au moins jusqu’à mi-parcours. Heureusement, avec la parodie de Paisiello, l’apparence de la cantatrice change et l’autorité s’installe durablement. Auparavant crispée, fermée, voire agitée de soubresauts sans doute pour une meilleure émission de son chant, le regard baissé et en biais pour suivre sans cesse la partition, le public était pour le moins exclu, distancié devant cette performance à la froide perfection tout en retenue. Mais la dernière partie nous montre enfin une reine, dans le sens le plus noble du terme, qui fait corps avec ses sujets. La première version de la cavatine « Bel raggio lusinghier » du Semiramide de Rossini, si elle n’a pas la brillance et les ornements pyrotechniques auxquels nous sommes habitués, dégage néanmoins un caractère fortement trempé, traduit entre autres par des aigus électriques qu’Anna Bonitatibus restitue impérialement. On reste pantois face à tant d’autorité et d’évidence vocales, teintées de subtilité, notamment dans les pianissimi superbes, d’élégance dans un légato souverain et d’intensité dramatique. Couverte de bijoux dorés qui changent à chaque retour sur scène, la diva nous a tout de même gratifiés de quatre robes différentes qui la font ressembler tour à tour à l’épouse de l’archéologue Heinrich Schliemann arborant le fabuleux trésor dit de Priam ou encore à une reine assyrienne telle que le cinéma muet en imposa le modèle mais aussi et surtout à une femme moderne sensuelle et fascinante qui suscite finalement l’empathie.
Accompagnée avec fougue et enthousiasme par Václav Luks, sémillant chef à la tête du Collegium 1704 dont il s’évertue avec succès à mettre en valeur la richesse des timbres, Anna Bonitatibus termine son récital par deux rappels et après nous avoir déployé toute la richesse des différentes Sémiramis choisies avec soin dans une chronologie très instructive pour l’oreille de l’auditeur, elle complète son parcours par un petit retour en arrière vers Porpora. Le « Vanne fido, e al mesto regno » de Semiramide regina dell’Assiria s’achève par un « pietà » d’une douceur infinie. Il n’était nul besoin de demander pitié pour se faire aimer et respecter par son public : la mezzo rayonne, visiblement ravie de sa prestation, et les bravos lui rendent un vibrant hommage d’une assemblée enfin conquise.