Certes, Anna Bolena peut s’apparenter à un marathon. Pas loin de trois heures et demie de musique (mais quelle musique, quand on sait que Donizetti a concocté tout cela en un mois de temps ! ), des ensembles à n’en plus finir, un rôle-titre un peu démoniaque tout de même et qui garde le meilleur et le plus difficile pour la fin, et au total une ribambelle de rôles dont aucun n’est vraiment négligeable.
Alors quand, ce soir là, la baguette du chef à peine reposée, les douze coups de minuit tout juste sonnés, le public s’empresse de se lever pour tenter, vainement sans doute, de récupérer le dernier métro, on se dit que ces gens-là ont bien tort et font peu de cas de la performance à laquelle ils ont eu droit. Tant pis pour les couche-tôt, les artistes, eux, seront restés longtemps, rideau levé, pour goûter les vivats amplement mérités de ceux qui voulaient partager encore un peu de cette belle soirée.
Tout, pourtant, n’avait pas été simple. En réalité l’entracte a marqué comme une césure. Nous étions quelque peu circonspect dans la première partie, sans fausse note certes, bien au contraire, mais sans véritable magie non plus. Chacun s’efforçait de tenir son rôle et y parvenait, l’application était de mise et la partition amplement respectée, voire bien mise en valeur.
Maria Agresta, dont c’était la prise de rôle, nous gratifia d’un premier acte sage, réussi sans doute mais encore un peu retenu (il faut du souffle pour courir le marathon…). Même chose pour le Percy de René Barbera : toutes les notes y étaient, fors la musicalité, et la diction a pu, ici et là, laisser aussi à désirer. Alex Esposito en Enrico avait encore du mal à trouver ses graves.
En ce premier acte pourtant, que de satisfactions déjà. L’orchestre de l’opéra de Rome dirigé pour ces représentations par le prometteur Riccardo Frizza, bâtissait pierre à pierre le drame. Une battue sobre mais capable de beaux élans et surtout des vents d’une agilité parfaite. En ce premier acte encore, Carmelia Remigio en Seymour, une vraie soprano pour un vrai rôle de soprano (et non de mezzo comme souvent distribué) proposait un médium tonique et un legato enviable. Martina Belli campait un Smeton ambigu à souhait ( son « Deh ! Non voler costringere » fut rondement mené et bien orné) et tenait parfois du Cherubino (sans doute le rôle travesti).
Maria Agresta (Anna Bolena), Carmela Remigio (Seymour) ©Ysasuko Kageyama-Opera Roma
Le second acte nous hisse toutefois un cran nettement au-dessus et les réserves émises plus haut ne tiennent plus pour la seconde partie. Maria Agresta déploie ainsi toute l’étendue de son savoir-faire. Voici la voix comme libérée, le velours retrouvé dans les graves, en mesure de se hisser là où il le faut, avec des pianissimi qu’on voudrait emporter chez soi, une voix capable de jongler avec les ornements, capable de se projeter au dessus d’un orchestre qui ne s’en laisse pas compter. C’est propre, raffiné et c’est surtout totalement juste. Le jeu de Agresta est celui d’une femme enfermée dès le départ dans sa folie, ce sera le parti pris de la mise en scène, nous y reviendrons.
Le Percy de René Barbera est presque méconnaissable. Même voix claire, même puissance mais surtout une musicalité retrouvée. Voici enfin l’amant éperdu, on le voit mourir avec son personnage. C’est bien agréable à voir et c’est magique à entendre.
Au second acte encore, même Alex Esposito, titulaire du rôle d’Enrico, se déchaîne dans la manipulation et, du coup, retrouve ses médiums. On ne dira jamais assez combien ce rôle est ingrat. Enrico est quasi omniprésent sur scène, son rôle est évidemment central, et pourtant Donizetti, même dans la révision de 1831, n’a pas daigné lui composer une aria rien que pour lui. Il doit se contenter de duos (comme celui du I avec Seymour) et d’ensembles où sa part est toutefois prépondérante.
Un mot aussi sur Nicola Pamio (Hervey) et Andrii Ganchuk (Rochefort), deux « petits » rôles certes mais qui ont toute leur place dans l’édifice, qui y sont même indispensables. Eux aussi, ont su se hisser à la hauteur de l’enjeu.
Le décor offert aux spectateurs du magnifique Palais Costanzi a été voulu sobre et comme partie prenante du tout. Discrètement colorée au premier acte, d’un ocre-orange du plus bel effet, la scène finira sur des décors entièrement noirs. Andrea De Rosa, qui a déjà mis en scène Maria Stuarda nous livre dans cette nouvelle production une Bolena prisonnière de bout en bout. Elle est d’abord prisonnière de sa folie, qui n’attend pas la fameuse scène finale pour s’exposer. Dès la conclusion du duo initial avec Seymour en effet, les prémisses de ses divagations apparaissent. Celles-ci s’enchaîneront au second acte avant de culminer dans la terrible scène de folie conclusive.
Bolena est prisonnière surtout de son destin. Il est écrit, il est gravé dans le marbre, ou dans le tronc de cet arbre au I, le tronc d’un arbre mort, à la silhouette féminine, enfermé dans une grille qui l’étouffe et qui offre à nos regards une béance sanguinolente en son milieu, la blessure inguérissable de Bolena. De Rosa visualise cet enfermement progressif dans un destin inexorable par des grilles immenses, présentes de la première à la dernière seconde. Tout d’abord discrètement suspendues sur les côtés, elles ne cesseront de se rapprocher de Bolena, pour la confiner dans une sorte de cage, qui lui fera office de lit (belle allusion à la vie dissolue de Bolena avant son mariage avec Enrico) puis de geôle en attendant la hache…
Nous avons apprécié cette approche à la fois allégorique sans être par trop didactique. Une mise en scène qui parfois statufie un peu les personnages ( les chœurs, remarquables au demeurant, sont bien peu en mouvement) mais qui permet aux chanteurs d’être libres de leurs mouvements et pleinement à leur tâche.
Décidément, à Rome, en plein hiver, il peut faire bon ne pas se coucher trop tôt…