Dès l’ouverture, le ton est donné : on découvre le temps du bonheur entre Henri VIII et la belle Anna Bolena enceinte qui met au monde une fille puis fait une ou plusieurs fausses couches, des draps maculés de sang annonçant déjà l’issue fatale. La mise en scène d’Irina Brown (assistante de Tarkovski, tout de même…) propose une approche à la fois sobre et éclairante d’Anna Bolena. Pour son premier travail en Allemagne, la pétersbourgeoise qui réside en Angleterre séduit par l’efficacité de sa vision avec en prime un travail très subtil sur le jeu d’acteur. Des productions de sa collègue, Peter Brook a salué la force et le dynamisme ainsi que l’intensité et le pouvoir de fascination. Ces impressions sont précisément celles que l’on ressent ce soir, avec en particulier quelques belles images majestueusement simples, comme ce chœur de femmes portant des lanternes alignées en zigzag dans le noir, tel un éclair figé ou une assemblée céleste d’anges gardiens pour soutenir la pauvre Bolena condamnée. Le décor est immensément vide et intensément métallique, comme un carcan cuirassé, d’un bronze aux nuances variables mais inhumaines et froides qui suggèrent la prison dorée ou l’enfermement mental. Les costumes postmodernes, somptueux pour le trio royal et uniformes modestes pour les membres de la cour, sont un croisement d’influences : empruntés à une manga, une série à succès ou tout droit sortis des tableaux du xvie siècle. D’ailleurs, les rôles principaux sont très crédibles et ressemblent à leurs modèles. Henri VIII, en particulier, correspond au célèbre tableau représentant le roi en pied, jambes écartées, parodié par Charles Laughton dans La Vie privée d’Henri VIII dont la gestuelle à la fois grotesque, autoritaire et aristocratique est ici impeccablement maîtrisée par Nicholas Brownlee. Les personnages évoluent ainsi dans un univers à la fois concentrationnaire et majestueux, qui sublime leur gestes et émotions contrastés, avec pour ornement essentiel deux fils à plomb géants suspendus comme des pendules de Foucault à l’arrêt ou des épées de Damoclès. On ne cesse en réalité jamais de penser à l’échafaud – la passerelle de débarquement pour le retour par mer de Percy, la rampe empruntée par une Anna solitaire et en disgrâce – au milieu de ses gens notamment – et tout anticipe le dénouement avec des décapitations qu’on ne verra (heureusement) pas. L’une des scènes les plus cruelles et insidieuses propose une intéressante mise en abyme : on voit apparaître le chœur d’hommes prêts au départ pour la chasse et tous portent des casques de faucons encapuchonnés, comme autant d’œillères bondage, avec un côté Eyes Wide Shut. Arrive un fauconnier et un authentique pèlerin sur sa main gantée que le roi, guilleret, va titiller (se prenant néanmoins un coup de bec au passage). Le bel oiseau pose d’ailleurs sans capuchon sur l’affiche du spectacle aux côtés d’Anna… Étouffante et neutre à la fois, la mise en scène distille de nombreuses clés de lecture sans jamais s’imposer, magnifiant ce jeu de pouvoir impitoyable et fatidique.
© Falk von Traubenberg
C’est la première ce soir pour la distribution B du spectacle. Shelley Jackson s’y impose par sa présence scénique en Anna, qu’elle habite avec élégance, port de reine et dignité rayonnante. Tout en frémissements inquiets, fureur débordante ou tourments ravageurs, la soprano se sort bien des difficultés du rôle avec beaucoup d’expressivité, mais à l’image de ses aigus parfois laborieux, sa virtuosité manque d’un je-ne-sais-quoi d’excès qui en affadirait presque le rôle. Cette retenue met en valeur, en revanche, le personnage de Giovanna Seymour, incarné par une Ewa Płonka superbe et flamboyante, aussi convaincante en amoureuse culpabilisée qu’en suivante compatissante. La voix est naturellement ornée, avec une projection puissante et une belle forme respirant la jeunesse et la santé. Technique très au point et intensité dramatique maximale font qu’on se prend à l’imaginer en Anna, quand bien même elle est mezzo. Malgré ses interventions très brèves, Alexandra Kadurina impressionne plus que favorablement en Smeton par la souplesse de sa voix et une belle caractérisation.
Si le baryton-basse Nicholas Brownlee manque de notes abyssales, il réussit cependant à camper un Henri VIII remarquable, comme déjà souligné plus haut. Il n’en reste pas moins que l’Américain excelle à faire miroiter toutes les facettes d’un roi très humain. Beaucoup d’humanité également chez Alexey Neklyudov, attachant et émouvant Percy mais doté de suraigus nasillards un rien désagréables. Seul Andrew Finden reste très en retrait dans un Rochefort bien fatigué alors que, pour compléter une distribution tout de même très homogène, Klaus Schneider endosse vaillamment son funeste rôle de porte-parole. Les chœurs contribuent, malgré une diction peu articulée par endroits, à la bonne tenue de l’ensemble et l’orchestre, mené tout en finesse par Daniele Squeo, dynamise l’action, toujours au service du chant, pour un spectacle de grande qualité. Décidément, le Staatstheaters de Karlsruhe est une bien belle maison, hautement recommandable, avec des tarifs plus que raisonnables, offrant des productions propres à faire rêver…