C’est un raz-de-marée d’applaudissements et de vivats qui a salué le rideau final de la dernière représentation d’ Andrea Chénier à l’Opéra Garnier de Monte-Carlo. Tant le spectacle que la distribution ont plu, à commencer évidemment par les forces locales, le chœur comme toujours excellemment préparé par Stefano Visconti et l’orchestre philharmonique, qui a manifesté sa satisfaction d’être dirigé par Marco Armiliato dès son entrée dans la fosse par des démonstrations sonores flatteuses. Et en effet celui-ci a insufflé et maintenu une dynamique vibrante, respectueuse des situations, portant les éclats en lisière du danger pour les solistes mais laissant palpiter les alanguissements sans glisser dans la mièvrerie, faisant briller cuivres, cordes et percussions. La touffeur de la partition, ambitieuse de composer des tableaux où coexistent des contraires, était parcourue par le flux de l’enthousiasme du poète.
La réception chez la comtesse de Coigny ©OMC- Marco Borrelli
A cette direction musicale, le projet du metteur en scène s’accorde, car Pier Francesco Maestrini adopte le point de vue de Chénier sur les excès qui ont dévoyé la révolution. Ainsi au deuxième tableau il montre en fond de scène un incendie et un viol sur un balcon. On regrettera cependant quelques à-peu-près créateurs d’obscurités. Ainsi dans la scène d’ouverture Gérard est censé s’adresser au sofa qu’il est en train d’installer pour la réception, parce que ce meuble, comme lui, a été le témoin muet de l’autocomplaisance d’un milieu frivole dont le jeune homme ne supporte plus la prépondérance égoïste. C’est peu de chose, mais le personnage se révèle au spectateur. Or il est placé à distance du siège autour duquel s’affairent deux autres serviteurs, et son discours perd la clarté qui aurait coulé de source s’il avait touché le sofa. Plus tard, l’élan de sincérité de Chénier l’ayant indigné, l’abbé lui fait un croc en jambe. Est-ce bien plausible ? Cette sincérité brutale fait comprendre à Maddalena qu’elle avait eu tort de le provoquer selon le mode usuel des salons, et en lui demandant pardon elle se révèle accessible à autre chose qu’à la frivolité de sa vie de privilégiée. Lors de la représentation du 25 fevrier, il est déjà sorti quand elle murmure « pardonnez-moi » et ces mots semblent s’adresser à sa mère, comme si Maddalena regrettait que sa manœuvre envers le poète ait perturbé la réussite de la réception. Autre point discutable, laisser la comtesse seule en scène alors qu’elle a demandé la reprise de la gavotte interrompue par l’irruption des miséreux. Cela fait image, et on comprend que cela permet aux figurants d’aller changer de costumes pour représenter la foule parisienne du deuxième tableau, mais cela affaiblit le tableau de l’inconscience de la caste des aristocrates, que le cadre de guingois de leur vie dorée signalait d’emblée. Ou faut-il comprendre qu’ils ont aussitôt émigré ?
Des images, il y en aura d’autres, suscitées à l’aide des lumières savantes de Daniele Naldi, qui recréent ou se contentent d’évoquer des tableaux d’époque. La recherche esthétique est évidente, soutenue par les costumes de Stefania Scaraggi, sagement contemporains du moment historique représenté, et par les vidéos de Nicolas Boni, qui font trembler les frondaisons, miroiter les eaux et s’envoler des oiseaux dans le domaine de la comtesse de Coigny. La chorégraphie de Silvia Giordano y contribue évidemment, même si les costumes des trois danseurs l’éloignent encore davantage de la pastorale archiconventionnelle destinée aux invités. Mais pour l’essentiel il n’y a pas de hiatus entre l’œuvre et la représentation proposée.
Maddalena (Maria Agresta) provoque Andrea Chénier (Martin Muehle) ©OMC- Marco Borrelli
Dès lors rien ne s’interpose entre le spectateur et les artistes à l’œuvre. Nous avons déjà dit tout le bien possible des choristes et des musiciens et c’est sans aucune cacophonie que l’on pourrait égrener la litanie des solistes. Sans les citer tous, mentionnons la performance de Giovanni Furlanetto : alors que son personnage a peu à dire, il semble s’inspirer de Louis Jouvet, dont les regards, les demi-sourires et les attitudes avaient une éloquence irrésistible. Son Fouquier-Tinville impose sa présence muette avant d’affirmer son autorité implacable sur le repentir de Gérard. Même satisfaction avec la Madelon de Manuela Custer, dont la voix saine est heureusement dépourvue de la sénescence du personnage, dont elle incarne la faiblesse physique et l’abnégation patriotique sans la moindre outrance larmoyante. Quant à Annunziata Vestri elle fait une composition savoureuse en comtesse de Coigny, tout à son affaire en hôtesse mondaine dont le port de tête trahit l’étroitesse d’esprit. La Bersi de Fleur Barron a un charme qui dément l’autodénigrement du personnage, mais pourrait prendre plus de relief au deuxième tableau, quand elle se jette dans la mêlée pour aider Maddalena à survivre. Remarquable enfin le Roucher d’Alessandro Spina, qui donne au personnage un aplomb crédible et le rend sympathique comme il doit l’être.
Maddalena et Chénier dans la prison (Maria Agresta et Martin Muehle) ©OMC-Marco Borrelli
Reste le triangle des amoureux. Claudio Sgura campe un Carlo Gérard immédiatement crédible, dans l’expression d’une révolte parvenue à maturité. La voix est solide, la projection bonne, l’extension suffisante. Au troisième tableau il exprimera avec conviction l’ardeur amoureuse du personnage, si longtemps contenue qu’elle en est devenue obsessionnelle. Mais quand Gérard pourrait user de la force, la sincérité de Maddalena l’atteint et ravive la sienne. La force de l’interprète est de nous faire croire au personnage. C’est aussi le talent de Maria Agresta, pour qui la composition dramatique est peut-être plus ardue, car le personnage doit passer de la frivolité à l’engagement absolu, dans un contexte particulièrement brutal pour lui. C’est une belle réussite que de le faire évoluer ainsi sans qu’on sente les coutures, parce qu’il reste lui aussi fidèle à son être, une fois dépouillé du paraître lié au statut. Cette palette émotive Maria Agresta sait la faire passer dans la voix, avec la légèreté ou l’intensité nécessaires, tant et si bien qu’elle fait exister Maddalena de Coigny pour l’auditoire. La tessiture ne lui pose aucun problème, et son chant est aussi raffiné que son interprétation.
Dans le rôle-titre on attendait Jonas et ce fut Martin. Il est venu et il a vaincu ! Qu’on aime ou non son timbre, qu’on ait pu souhaiter entendre par endroit plus de nuances, Martin Muehle affronte le rôle avec une grande probité et il en vient à bout avec les honneurs. Oui, on craint au début et parfois plus tard, au troisième tableau, que la tension n’annonce le craquement ; mais la crainte reste vaine et la résistance, l’endurance, la longueur du souffle, l’intrépidité emportent l’adhésion. C’est bien le personnage, avec ses états d’âme, son enthousiasme et ses entêtements, et les ovations du public le prouvent : sans filtre déformant, André Chénier a revécu à Monaco.