Que le Châtelet soit un des hauts lieux du musical américain à Paris, c’est désormais chose admise, et l’on voit défiler, saison après saison pour le plus grand bonheur de tous, des spectacles d’excellente qualité. Avec ce nouvel American in Paris du metteur en scène et chorégraphe Christopher Wheeldon, le théâtre accueil cette fois-ci une véritable création : le livret a été entièrement réécrit, et les numéros musicaux ne sont pas les mêmes que ceux de la comédie musicale tirée du film éponyme. En outre, cette production nous semble constituer un moment fort : rarement, en effet, on a vu « Broadway » marier à ce degré de perfection spectaculaire et subtilité.
Il faut saluer d’emblée la qualité remarquable du livret : le magnifique travail de réécriture réalisé par Craig Lucas situe la pièce immédiatement après la libération de Paris, offrant ainsi à l’action et à ses protagonistes l’épaisseur et l’intérêt qui manquent un peu à l’œuvre originale. La joie de vivre, aussi belle que dans les premiers actes de La Bohème, se teinte soudain de zones d’ombres qui ne font que rehausser ses couleurs sans jamais diminuer la fantastique énergie qui imprègne chaque moment de l’œuvre. A cette justesse de propos font échos les décors féériques de Bob Crowley. Tantôt, sur des toiles de fond qui figurent un Paris impressionniste aux éclairages particulièrement réussis, des éléments de la ville lumière se composent et se décomposent, en un ballet de panneaux étourdissant. Tantôt, le mobilier se fait et se défait, pour constituer des Galeries Lafayette comme on les rêve, ou un intérieur bourgeois. Tantôt, enfin, tout n’est plus que monochrome ou symphonie de formes colorées, en un décor aussi onirique que graphique qui offre à la danse le plateau idéal. Même le grand show obligé (et jouissif) qu’est « I’ll Build a Stairway to Paradise », composé avec force strass et paillettes, trouve la mesure dans la démesure.
Dans cet écrin idéal, Christopher Wheeldon fait évoluer avec aisance ses danseurs, chanteurs et comédiens, et ce, dans les scènes dialoguées comme dans les numéros dansés. Ces derniers, aussi beaux qu’étourdissants, culminent dans le ballet « Un Américain à Paris » où les danseurs en costumes modiglianesques forment un tourbillon fascinant de couleurs et de formes, avant de céder la place au duo des deux protagonistes. Là, Jerry (Robert Fairchild), chez qui l’aplomb et le charme du danseur s’accordent à la voix chaude et pleine du chanteur, retrouve Lise (Leanne Cope), merveilleuse de grâce et de fragilité, à qui la partition donne malheureusement trop peu d’occasions de nous faire profiter de ses qualités vocales.
C’est bien en effet la musique de Gershwin qui reste l’ingrédient fondamental de la réussite de ce spectacle. Cette nouvelle œuvre fait usage aussi bien de chansons que de numéros orchestraux (le Concerto pour piano, la Seconde Rhapsody…). Là encore, saluons le passionnant travail de réorchestration qui a été réalisé. La partition qui en résulte est admirablement servie par la direction dynamique de Brad Haak, qui parvient à insuffler une énergie démentielle sans même recourir à des tempis serrés. Les chanteurs sont alors portés, et se montrent tous idéaux dans leur rôles : Jill Paice (Milo Davenport) trouve le registre un peu plus lyrique propre à incarner son rôle de grande bourgeoise, et cela, sans jamais tomber dans la caricature : tout est ligne, et luxe. L’émission droite de Max von Essen convient parfaitement à son personnage un peu mal à l’aise, et l’artiste sait gagner en largeur et couleurs lorsque les grands numéros le demandent. Enfin, Brandon Uranowitz a l’étoffe d’un grand chanteur de mélodie, et bouleverse la salle avec un « They can’t take that away from me » souple et coloré.
On voudrait pouvoir trouver des défauts à ce spectacle, mais on se rend, et avec bonheur. Difficile de faire plus beau cadeau de Noël que cet American in Paris, puissant remède à la météo du moment : « ‘S Wonderful » !