Etrange paradoxe relevé dans le programme de cette création mondiale à l’Opéra de Limoges : Aliénor, deux fois reine et mère de rois qui dominèrent l’Europe médiévale, femme forte et combative avant l’heure, n’a jamais eu l’heur de séduire un librettiste et un compositeur ! Cela c’était avant qu’Alain Voirpy s’en empare, aidé en cela par Kristian Frédric également metteur en scène du spectacle. Ils refusent de faire un opéra « historique », un écueil démodé selon eux, mais en reprennent certains éléments. Ainsi, la période de réclusion forcée d’Aliénor leur semble idéale pour l’introspection à laquelle le personnage va se livrer. Le livret, touffu, dresse le portrait, par des monologues, deux duos et une scène avec les « cinq visages de la spiritualité » d’une Reine féministe avant l’heure, en butte à son deuxième mari, déchirée entre son ambition politique, son affirmation en tant que femme égale aux hommes et la protection de la dynastie qu’elle a engendrée. Comme si cela ne suffisait pas, cette énonciation se complexifie d’un dialogue à travers les âges avec les femmes du Moyen-Orient. Ce n’est pas Aliénor que nous rencontrons mais une représentation d’elle dans un musée, là pour inspirer des femmes aussi endimanchées que voilées. Ce biais supplémentaire vient justifier le sous-titre de l’œuvre « Allah i Nour, reines de lumière ». On l’aura compris : pour louables que toutes ces idées puissent être, elles échouent à former le matériau premier d’un livret avec ses personnages, ses scènes et ouvrant la possibilité d’un théâtre musical. Partant, la composition d’Alain Voirpy s’avère très répétitive, comme si le même arioso s’achevait toujours par une détonation orchestrale. La musique est pourtant agréable, évoquant Stravinsky et Poulenc par moment, et l’écriture vocale soignée, malgré les écarts prodigieux qu’elle exige du rôle-titre, nous y reviendrons.
La réalisation scénique n’appelle que des éloges tant elle est bluffante (voir équipes techniques ci-contre). Le promontoire d’Aliénor dans le musée sert aussi bien de salle du trône, que de marche d’un temple où les visages de la spiritualité viendront couronner la reine de ses attributs. Les lumières et réalisation 3D qui peuplent ce décor marmoréen sont stupéfiantes, comme par exemple l’arrivée de l’ombre couronnée d’Henri II gigantesque et qui obscurcit tout le plateau avant que Jérôme Boutillier n’émerge du décor. Les costumes enfin émerveillent : ils évoquent aussi bien un Moyen-Age fantasmé par le public d’aujourd’hui, qu’ils représentent avec beaucoup d’ironie les visiteuses, voilées ou grimées en ados rebelles. Les actrices mobilisées pour l’occasion ont une présence scénique remarquable, au premier rang desquelles Marie Vanhonnacker qui interprète Norah, la jeune guide éprise de liberté et qui s’imaginera sous les traits d’Aliénor.
L’orchestre, sous la direction de Daniel Kawka, montre une cohésion exemplaire et suit à la lettre tant les boursouflures que les caresses de cette partition. Le chef veille sans faille à l’équilibre et au soutien du plateau. Les « cinq visages de la spiritualité », chanteuses empruntées aux différentes tessitures du chœur de l’Opéra de Limoges, empoignent avec détermination cette courte scène qui n’est pas sans rappeler le début d’Elektra et viennent à bout d’une écriture tendue, culminant dans des aigus meurtriers. Jérôme Boutillier n’est pas en reste et propose deux portraits tout en contrastes : celui, nerveux, assis sur l’airain de son timbre d’un Henri II dominateur et venu pour punir Aliénor et l’autre, amoureux et tendre de Richard, venu libérer et consoler sa mère. Catherine Hunold enfin porte à bout de bras et de voix un personnage titanesque qui ne quitte pratiquement jamais la scène. Elle triomphe avec une aisance toute straussienne des écarts et des fortissimos de la partition et soigne les couleurs et les accents dans les parties psalmodiées. C’est bien la présence de cette torche lyrique sur scène qui porte en grande partie la représentation.