Alors que le magazine Les Échos (voir article de Christophe Rizoud) révélait en début de semaine la situation financière délicate des Chorégies d’Orange, la programmation d’Aida témoigne d’une politique artistique ayant, ces dernières décennies, misé sur des titres forts, capables de séduire un très large public. Si la recette a pu fonctionner un temps, Jean-Louis Grinda, nommé directeur du festival depuis juin 2016, reconnait aujourd’hui que de nouveaux horizons artistiques doivent être dessinés. Ainsi, en attendant le rarissime Mefistofele de Boito, toujours programmé pour l’été 2018, c’est bien autour d’un « titre » que se sont réunis plus de 7000 spectateurs ce mercredi 2 août, dans le Théâtre antique d’Orange, égyptien le temps d’une production.
Rappelons à l’instar de Jean-Marcel Humbert que, créée en 1871 au Caire pour l’inauguration du Canal de Suez, l’œuvre fonde son livret (d’Antonio Ghislanzoni) sur un scénario de l’égyptologue Auguste Mariette retravaillé par Camille du Locle. Signant également les décors et costumes de la création, Mariette prouve à lui seul l’intérêt grandissant pour l’Egypte en cette fin de XIXe siècle, siècle des orientalismes. C’est précisément ce contexte historique qui sert de terreau à la nouvelle production des Chorégies. Ainsi, dès l’ouverture, le metteur en scène Paul-Emile Fourny installe son propos : révélée au monde, l’Egypte antique et ses trésors sont au centre de tous les intérêts. Intellectuels, bourgeois, officiers et élégantes découvrent sa splendeur avec une émotion qui n’a d’égale que l’avidité avec laquelle autant de joyaux seront finalement pillés pour enrichir les musées. Superposée à la narration ordinaire de l’œuvre, cette autre strate de l’histoire vient alors enrichir le drame avec plus ou moins de bonheur. Car si ce glissement des temps éclairent régulièrement les différents enjeux politiques, religieux et sentimentaux de l’œuvre, tout en soulignant l’actualité cinglante de son propos, l’exercice se montre quelque peu systématique et s’essoufflera quelque peu, une fois l’obélisque de Louxor dressé sur la scène du Théâtre antique durant la célèbre marche triomphale.
© Philippe Gromelle
Dommage pour ces bonnes poignées de spectateurs démissionnaires – très vraisemblablement rassasiés par la seule audition des fameuses trompettes – car c’est après l’entracte que le spectacle tout entier prendra son envol. Alors que l’air extérieur est de nouveau respirable, l’idylle d’Aïda et Radamès est poussée dans ses plus vifs retranchements, et l’intervention d’Amonasro, père de la jeune esclave, offre l’occasion au le rôle-titre d’entrer réellement dans son personnage. Alors qu’elle se montrait plutôt effacée dans les deux premiers actes, Elena O’Connor dévoile, sous l’œil de son père, une superbe palette de couleurs. L’air du Nil est l’occasion d’un tour de piste où la soprano américaine révèle une voix plus solide qu’en apparence et dotée d’un élégant vibrato, précis et chaleureux, se doublant certes d’un sens de la scène plus pensé qu’inné, mais lui faisant adopter des postures d’une grâce admirable. L’artiste, particulièrement touchante, faisant ses débuts sur la scène redoutée des Chorégies, obtiendra du public de sincères applaudissements.
Pourtant, c’est bien l’Amneris d’Anita Rachvelishvili qui sera la véritable héroïne de la soirée. Aux saluts, le public offre à la mezzo-soprano géorgienne, faisant également ses débuts à Orange, une double ovation saluant la performance inouïe de l’artiste. Possédant une voix large, équilibrée sur l’ambitus tout entier, d’émission franche et généreuse, le bas médium de la mezzo est mat et enveloppant et l’aigu triomphant. De son charisme naturel, Anita Rachvelishvili emporte à elle seule les deux premiers actes, notamment lors des scènes d’ensemble et surpasse les contours de son personnage, déchiré d’amour, lors de sa grande scène du IVe acte, véritable sommet de l’interprétation vocale et scénique de cette désormais grande et incontournable interprète d’Amneris. Le duo avec Radamès est un autre climax de la soirée, alors que Marcelo Alvarez, habitué des Chorégies, use de tout son métier et d’une infinie musicalité pour jongler entre deux situations sollicitant des qualités scéniques et musicales d’une épatante variété et maitrise. Son chant demeure le plus naturel et le plus nuancé du plateau, alors que le ténor use de voix mixte et déroule des piani d’une infinie beauté autant que d’une projection de poitrine large et propice à l’exercice de plein air. L’Amonasro de Quinn Kelsey est à la hauteur de ses partenaires et séduit par son timbre racé et charnu de baryton, autant que le Ramfis de Nicolas Courjal, solide basse de diction et d’incarnation toujours affirmées. Le reste du plateau compte des interprètes vaillants avec le messager de Rémy Mathieu et la prêtresse de Ludivine Gombert, exception faite du Roi d’Egypte de José Antonio Garcia, dont la performance timide et imprécise questionne.
À la baguette, Paolo Arrivabeni surprend parfois par des tempi quelques peu étirés, mais sa lecture de la partition rend justice au chef-d’œuvre verdien dans les scènes intimistes autant que dans les grands ensembles. L’Orchestre national de France et les quatre chœurs réunis pour l’occasion – Chœur d’Angers-Nantes Opéra, Chœur du Grand Opéra d’Avignon, Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, Chœur de l’Opéra de Toulon – signent ensemble une performance de haute qualité, emportant l’enthousiasme général.