Peut-on seulement imaginer le ballet bouffon de Rameau exécuté par des chanteurs figés en rang d’oignons, derrière leurs pupitres, le nez dans la partition ? La plus bondissante des comédies lyriques résisterait moins que tout autre ouvrage à cette épreuve desséchante autant qu’absurde. A contrario, la soirée donnée à Bruxelles le 1er avril dernier, dans la foulée des représentations strasbourgeoises, montre l’apport inestimable d’une expérience scénique et du travail en troupe. Les artistes qui ont triomphé à l’Opéra du Rhin abordent la version de concert de Platée avec une décontraction et un naturel époustouflant. Habités par leurs rôles, ils investissent immédiatement l’espace, multiplient les déplacements et les échanges, œillades et autres messes basses, sans parler du jeu de dupes entre les amants improbables. On n’a guère le loisir de regretter les décors ou la danse tant leur jeu vivifie le discours et décuple son pouvoir de suggestion. En outre, l’absence de maquillage et de travestissement permet d’apprécier davantage encore la verve d’Emiliano-Gonzalez Toro, qui excelle dans tous les registres, de la minauderie au dépit amoureux, et livre un portrait particulièrement savoureux de la nymphe. Ses partenaires ne sont pas en reste, ni l’orchestre d’ailleurs, véritable héros de cette parodie, sous la conduite féline et subtile de Christophe Rousset. Seules Platée et la Folie s’expriment à la première personne, le chef ayant, lui, le bon goût de ne pas en rajouter dans le narcissisme. La musique luxuriante de Platée, pour l’interprétation de laquelle Rameau fournit des indications extrêmement précises, n’a nul besoin d’être dramatisée et surinvestie. Christophe Rousset soigne l’articulation, les phrasés, les couleurs, détaille en connaisseur les mille et une inventions dont procède cette oeuvre expérimentale et unique en son genre.
Si le théâtre et la musique nous comblent, le chant offre bien des satisfactions, mais aussi quelques déconvenues. La palme, c’est le cas de le dire, revient à Emiliano Gonzalez-Toro (Platée): le ténor helvético-chilien affronte avec brio la tessiture périlleuse de haute-contre et confère au rôle disgracieux la séduction, pour le moins troublante, d’une voix chaude et ferme, agile, puissante et nuancée. Celle de Cyril Auvity, d’une couleur très différente, a gagné en projection et offre un contraste idéal en Thespis et Mercure. Tout oppose aussi, malheureusement, le Jupiter sonore et pénétrant de François Lis, irrésistible en prédateur goguenard, et le Momus/Cithéron malingre et fatigué d’Evgueniy Alexiev. Espérons que ce ne soit qu’un passage à vide dans la carrière d’un bel artiste qui, pour rester chez Rameau, nous avait fait forte impression en Abramante (Zoroastre). Aux côtés du délicieux Amour et de la Clarine aérienne de Céline Scheen, la Folie de Salomé Haller laisse perplexe. Le numéro d’actrice est parfaitement rodé, mais la musicienne, qui compose habilement avec ses moyens et expose le moins possible un aigu durci, prive ainsi du brillant nécessaire l’air le plus célèbre de Platée, « Aux langueurs d’Apollon ». En revanche, on maudit le librettiste d’avoir réduit à la portion congrue la figure de Junon, qui bénéficie du soprano rond et moelleux de Judith Van Wanroij. Si Christophe Gay joue les utilités en Satyre, son baryton sain et juvénile réussit à éveiller notre curiosité. Enfin, la partie chorale n’est plus assurée par l’Opéra de Strasbourg, mais par un chœur ad hoc. S’ils n’ont pas vraiment eu le temps de répéter avec les Talens lyriques, les chanteurs, qui appartiennent pour la plupart aux Musiciens du Louvre, sont rompus au répertoire « baroque » français et livrent dans l’ensemble une prestation de grande tenue. Chapeau bas !