Tchékhov n’en est pas à sa première adaptation lyrique, mais William Walton et Dominick Argento n’ont guère marqué les esprits lorsqu’ils ont adapté L’Ours, respectivement en 1957 et 1967, pas plus que Thomas Pasatieri avec sa version de La Mouette en 1974. En revanche, Peter Eötvös avait frappé un grand coup en 1998 avec ses Trois Sœurs. Philippe Fénelon allait-il relever le défi, saurait-il nous toucher avec cet adieu à un paradis perdu ? Voilà ce qu’on brûlait d’apprendre en allant assister à cette Cerisaie, à moins qu’il ne faille plutôt dire Вишнëвый сад, puisque c’est avec une équipe entièrement russe que cet opéra a été créé. Et si l’on peut trouver à redire à certains détails de la production, nous y reviendrons, l’impression générale est plutôt celle d’une grande réussite.
Enfin un opéra contemporain qui aime les voix ! Plus que dans son Faust vu récemment à Garnier, Philippe Fénelon écrit pour la voix, et non contre elle, comme tant de ses confrères. Il ne traite pas le gosier humain comme un instrument qu’il faut soumettre aux pires sévices, il ne nous vrille pas les oreilles en confinant les sopranos dans un suraigu constant, il ne répugne pas à faire se frotter les timbres de manière agréable à entendre, dans des duos, trios, ou dans le grand ensemble initial. Le tout sans que le résultat soit passéiste, car les quelques citations qui émaillent la partition sont toujours brévissimes, tandis que l’orchestre magistralement dirigé par Tito Ceccherini distille des sonorités raffinées et inédites. Avec ce chœur de jeunes filles qui ponctue l’œuvre, on reconnaît la maîtrise de l’écriture chorale dont Fénelon fait preuve depuis des années, mais la beauté de nombreux passages est en revanche nouvelle. Quelques éléments rappellent discrètement le chef-d’œuvre d’Eötvös : la présence d’un petit orchestre en fond de scène – mais elle est ici justifiée par le bal qui se donne chez Ranievskaïa, et ne dure que le temps du premier acte – et le travestissement – tout à fait traditionnel en ce qui concerne Gricha, le petit garçon défunt (Alexandra Kadurina vêtue d’un costume couvert de givre), et limité à deux autres personnages, ces deux exclus que sont le vieux serviteur Firs (magnifiquement interprété par la mezzo Ksenia Vyaznikova) et la gouvernante allemande, la basse Mischa Schelomianski, dont on avait pu apprécier le don comique dans Les Fiançailles au couvent (voir recension).
Tous les chanteurs sont parfaitement à l’aise dans des rôles qui semblent avoir été écrits sur mesure. Même si le compositeur avait Olga Guryakova en tête, Elena Kelessidi s’empare avec panache d’un personnage que se disputent les plus grandes actrices de théâtre ; son vibrato serré ne fait qu’ajouter par endroits un supplément d’émotion. Car c’est là aussi la grande réussite de cette Cerisaie : le spectateur y est ému, grâce à Tchékhov, certes, mais aussi grâce à Fénelon. Silhouette d’une grâce extrême, la Varia d’Anna Krainikova touche aussi par la grande beauté de son soprano. En Anya, Ulyana Aleksyuk brille, elle, dans le registre de la colorature, et son rôle inclut des vocalises tout à fait « zerbinettiennes » qu’elle exécute comme en se jouant. Svetlana Lifar déploie tous ses graves au service de la servante Douniacha. Peut-être un peu plus en retrait, les voix masculines ne déméritent pas, ni le ténor Marat Gali, un peu jeune scéniquement pour incarner Lionia, ni le baryton Igor Golovatenko, très convaincant en Lopakhine.
Certains ont pu être surpris par le décor de Jean-Pierre Vergier, avec ces arbres omniprésents, qui ressemblent plus à des baobabs qu’à des cerisiers, mais ses costumes, qui revisitent avec esprit les années 1900, sont parfaitement en situation. La mise en scène de Georges Lavaudant est fidèle au désir de Tchékhov, qui voulait qu’on souligne la comédie, bien mise en avant chez certains personnages, mais sans oublier l’amertume d’un livret qui s’ouvre sur le mot « adieu » et se termine par « abréger l’éternité ».