Robert Carsen nous l’avait dit : pas question de toucher à son Songe d’une nuit d’été, le Festival d’Aix comptait bien se transporter un quart-de-siècle en arrière avec la reprise de cette production mémorable. Rien n’a donc changé ? Pas si sûr. Pour commencer, le Britten de 2015 est-il encore celui qu’il était en 1991, quinze ans à peine après sa mort ? En vingt-quatre ans, la France a eu le temps de d’apprendre à mieux connaître un compositeur qui domine désormais incontestablement l’histoire de l’opéra au XXe siècle. Presque tous ses titres ont été joués dans l’hexagone, jusqu’aux moins fréquentés (on songe aux trois productions d’Owen Wingrave qu’ont récemment proposées Strasbourg, Nancy et Toulouse), à tel point que c’est maintenant Peter Grimes qui fait figure de rareté. Proposer A Midsummer Night’s Dream en 2015 n’est donc plus du tout la même chose qu’en 1991. On aurait très mauvaise grâce à accuser de frilosité le Festival d’Aix, mais notons simplement que le geste est moins audacieux qu’il ne le fut jadis.
Ce Songe est d’autant plus une valeur sûre que le spectacle est de ceux qui, partis de la ville du Roi René, ont ensuite le plus voyagé. Issue d’une décennie qui fut à Aix très carsénienne, la production a été vue dans les pays les plus divers, et sa totale réussite n’a sans doute pas peu contribué à installer l’œuvre au répertoire. Rien qu’en France, on a pu la voir quatre fois entre 1994 et 2008 chez son coproducteur, l’Opéra de Lyon, d’abord en français (avec notamment Natalie Dessay en Tytania et Laurent Naouri en Bottom en 1998), puis en version originale. Sur le plan de la mise en scène, rien n’a changé, mais tout a changé. Nouveau venu qui étonna les années 1990 par ses inventions, Robert Carsen est aujourd’hui une personnalité établie ; ses mises en scène n’ont rien perdu de leur esthétisme, ni de leur élégance, à l’heure où violence et laideur ont acquis droit de cité dans les maisons d’opéra. Arraché aux costumes antiques ou élisabéthains, ce Shakespeare-là avait ébloui en 1991 par ses couleurs vives et symboliques, par sa modernité intemporelle. Depuis, ce genre d’audace est devenu monnaie courante, mais l’identité visuelle du spectacle a conservé toute sa force et toute sa beauté. Et le coup de génie de cette forêt-lit (ou lits, puisque le nombre en change d’un acte à l’autre) reste ce qu’il fut. Bref, le Songe de Carsen est devenu un classique indémodable, nul n’en disconviendra.
© Patrick Berger
Là où tout a forcément changé, c’est dans la distribution. Et sur ce plan, Aix tient admirablement son pari, car l’excellence est au rendez-vous. S’il est bien un rôle pour lequel notre perception a entièrement changé, c’est celui d’Obéron : comme le souligne le nouveau numéro que L’Avant-Scène Opéra a consacré à l’œuvre de Britten, les contre-ténors ont conquis le paysage opératique en un quart de siècle. Philippe Jaroussky est tête d’affiche à Aix cette année, on y reviendra dans quelques jours, et ce type de voix n’a pratiquement plus rien aujourd’hui de l’étrangeté qu’il pouvait avoir en 1960, quand Alfred Deller créa le rôle du roi des fées. Pourtant, Lawrence Zazzo semble renouveler le rôle par l’intensité de son timbre et la qualité souveraine de sa diction ; voilà un personnage où s’évanouissent d’un coup tous les reproches qui ont pu être formulés à l’encontre de certaines de ses incarnations haendéliennes. Sandrine Piau, déjà sa partenaire à Lyon en 2008, trouve peut-être moins à s’épanouir dans Tytania que dans le baroque français mais n’en est pas moins vocalement impeccable et scéniquement royale.
Sarastro l’an dernier sur cette même scène, Brindley Sherratt est un Bottom sans exubérance excessive mais très en voix, entouré d’une réjouissante troupe d’artisans dont on détachera l’hilarant Flute de Michael Slattery et le Lion-Nounours de Brian Bannatyne-Scott. Les deux couples d’amoureux ne laissent pas toujours surgir d’authentiques personnalités ? Rien de tel ici, grâce à des interprètes triés sur le volet. Coïncidence amusante, Layla Claire et Elizabeth DeShong étaient déjà Helena et Hermia dans The Enchanted Island, pasticcio indigeste concocté à New York en 2012 : elles éclatent ici dans ces deux mêmes personnages, tant par leur présence scénique que par leurs qualités vocales, luminosité radieuse de la soprano, admirable densité du timbre de la mezzo. Les messieurs ne sont pas en reste : Rupert Charlesworth est un Lysander au romantisme parfait, et John Chest tire le meilleur de Demetrius, qui ne lui offre hélas pas la même occasion de briller que son superbe Fritz de La Ville morte à Nantes et Nancy. Plus épisodiques, car n’apparaissant qu’au dernier tableau, Scott Conner et Allyson McHardy n’en gratifient pas moins Thésée et Hippolyta de fort belles voix. Présents de la première à la dernière scène, les jeunes chanteurs du Trinity Boys Choir sont évidemment un des piliers de la réussite du spectacle (et l’on aimerait savoir quels sont les éventuels liens familiaux qui, à une lettre près, unissent l’un des quatre solistes, Jérémie de Rijk, à l’illustre fondateur de Forum Opéra).
Tout a changé, aussi, avec Miltos Yerolemou qui, succédant à Emile Wolk, le titulaire de 1991, impose d’emblée un Puck plus jeune, bondissant et tout en rondeurs. Tout a changé enfin et surtout grâce à la direction de Kazushi Ono : à la tête de son Orchestre de l’Opéra de Lyon, pour qui l’œuvre est désormais bien connue, on l’a dit plus haut, il ose de divines lenteurs et révèle ainsi des beautés encore insoupçonnées dans cette partition qu’on se réjouit de revoir fois à l’affiche cette année, puisque le Grand Théâtre de Genève la présentera en novembre prochain dans une nouvelle production.