Anja Harteros est de ces chanteuses qui, assez inexplicablement, ne foulent guère les scènes de l’Opéra de Paris (plus rien, sauf erreur, depuis une version de concert des Maîtres Chanteurs de Nuremberg à la Bastille, fin 2003). Heureusement, ça ne fait pas d’elle une grande absente. Au Théâtre des Champs-Elysées, toujours en version de concert, elle irradiait de sa Mimi incandescente une belle Bohème donnée en décembre dernier, et elle reviendra, à l’automne, pour une Desdemona verdienne et une Alcina haendelienne pour lesquelles on pourrait bien avoir, à nouveau, les yeux (et les oreilles) de l’amour. Mais il fallait encore l’entendre dans le Lied, afin de n’occulter aucune des grandes orientations de sa carrière ; c’est désormais chose faite, grâce au Festival de Saint-Denis –qui n’a pas été mal inspiré en prenant cette initiative, à en juger par l’accueil chaleureux qu’a reçu la soprano allemande.
C’est d’abord parce qu’elle contraste que son interprétation des Quatre derniers Lieder séduit. Elle contraste avec la grandiose solennité de la Basilique de Saint-Denis, mais également avec l’accompagnement marmoréen de Myung-Whun Chung, qui mène son Strauss dans les sombres reliefs du romantisme (en témoigne notamment le vibrato exalté du violon solo dans « Beim Schlafengehen ») davantage que dans la clarté incisive d’un certain néoclassicisme. Qui le tire, en somme, un peu avant 1900, plutôt que le pousser vers les années 50. Face à cette lecture massive, dont l’ampleur impressionne mais risque aussi d’écraser, Harteros ose des phrasés d’une immaculée fraîcheur, retenus, subtils, presque candides, réaffirmés encore par une élocution à la précision gourmande. « Frühling » et « September » sont entièrement pétris de cette vision : à l’émerveillement presque enfantin de celui (ou celle) qui accueille le printemps comme un bon ami qu’il n’attendait pas si tôt, succède une arrivée de l’automne qui ne se pare d’aucun tragique– tout au plus d’un étonnement un peu naïf quand il s’agit de constater que le printemps s’en va comme il vient, sans qu’on le prévoie. L’atmosphère change, on le devine, avec « Beim Schlafengehen ». La fatigue, la lassitude qui prélude au besoin de repos se laissent poindre, puis, dans « Im Abendrot », la mort s’insinue avec la force de l’évidence, mais sans gravité ; rien n’est perdu de la fraîcheur initiale qui marquait le début du cycle. S’y ajoute seulement la conscience, lucide mais presque joyeuse, qu’à l’instar du cycle des saisons, il faut bien que la vie passe.
Et comme aucun chanteur ne saurait faire reposer avec succès son interprétation sur des bases vocales lacunaires, saluons, en plus de l’intelligente diseuse, l’exceptionnelle musicienne que se révèle être, une fois de plus, Anja Harteros. Les teintes pastel du timbre soulignent idéalement la délicatesse qui est ici insufflée aux poèmes de Hesse et Eichendorff. Surtout, on admire sans se lasser ce souffle infini (reprend-elle parfois sa respiration ? on a beau tendre l’oreille, on en doute), propre à restituer avec un naturel stupéfiant, presque sans y toucher, les longues vocalises qui peuplent les deux premiers Lieder. Affronter sans faiblir les fastes vocaux dont Strauss a paré ses Quatre derniers Lieder sans donner dans le décoratif, faire un usage généreux d’une voix à l’absolue plénitude en évitant soigneusement un narcissisme qui eût mis par terre toute la cohérence de l’interprétation, très rares sont les artistes capables de cela.
Le reste du programme mettait Strauss en perspective avec Brahms, ce qui tombe sous le sens quand on sait combien Myung-Whun Chung aime tracer des filiations entre les grands romantiques et les compositeurs ultérieurs. Si Mort et Transfiguration ne convainc guère, trop impulsif, trop systématique dans ses baisses de tension comme dans ses emportements, la 4ème de Brahms laisse un souvenir plus nuancé. On admire l’instinct dramatique et le sens de l’architecture avec lesquels Chung mène le grandiose final du I, dont l’accord final semble couper le souffle de chaque spectateur. On regrette alors d’autant plus cruellement que la suite ne soit pas au même nouveau. L’Andante se délite et, faute d’avoir su prendre en compte les carences de l’acoustique plus que réverbérée des lieux, où le moindre pizzicato peut se transformer en point d’orgue, le chef coréen laisse les deux mouvements conclusifs se perdre dans la grande nef. Reste alors à apprécier, dans ce flou « artistique », les couleurs assez somptueuses du « Philar’ ». Et à se souvenir, encore et encore, des Quatre derniers Lieder intensément personnels accordés quelques minutes plus tôt par Anja Harteros.