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Marijana Mijanovič, l’hallucinogène

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Actualité
19 mai 2016

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Trouver une métaphore, un adjectif ou une expression pour définir par un titre chacune de nos « perles baroques » relève souvent de la gageure. Ces interprètes ont le pouvoir d’évoquer en nous mille sentiments divers ; les réduire à un qualificatif ne se fait pas sans une violence littéraire qui flirte souvent avec le kitsch. Pour Marijana Mijanovič, pas d’hésitation ! La chanteuse serbe est une artiste hallucinogène. Certes, le jeu de mot avec son prénom était tentant pour le musicographe cabotin mais il y a des raisons plus valables à ce choix.

D’abord, son authentique voix de contralto est propice à suggérer les rêveries les plus éthérées comme les cauchemars les plus profonds, et ce sans transition. Comme dans un songe, ses registres sont aussi spectaculaires qu’ils sont séparés. Cela entraîne des passages de l’un à l’autre assez déstabilisants pour les amoureux de belle mécanique qui n’entendent là que borborygmes, mais assez vertigineux pour les amateurs de sonorités extrêmes et rares. Et ce chant est véritablement unique, immédiatement identifiable. Loin de la douceur maternelle de ses consœurs, le timbre, rêche, semble à nu, privé de résonnance et pourtant très dense harmoniquement, assez proche d’une voix parlée. Ce qui pourrait n’être qu’un défaut offre à la tragédienne une véritable souplesse prosodique : les mots claquent avec une exactitude et une justesse terrifiantes, et semblent propulsés par ce visage émacié et très expressif. Le verbe apparaît sacré, hiératique, quand il ne souffre, comme ici, d’aucune hésitation, et pourtant l’emission irrégulière qui laisse une grande place au vibrato évoque davantage le chaos. Visions, liturgie, vertige, sentences, déséquilibre : l’artiste a décidément des effets plus forts que ne pouvait le laisser penser son prénom récréatif. Hélas, l’hallucination fut de courte durée, car inexplicablement, elle a disparu des scènes un peu moins de dix ans après ses débuts. Certains prétendent qu’elle a perdu sa voix ; comme quoi les contraltos ne sont pas toutes aussi robustes que l’on veut le prétendre. Elle se consacre aujourd’hui à l’enseignement dans son pays natal, la Serbie. Elle a cependant laissé suffisamment de témoignages pour que des junkies baroqueux tels que nous y trouvent à se repaître.

En ouverture de cet article, vous avez pu entendre le dernier air d’Asteria dans le Bajazet de Vivaldi. Dans cet air rageur, elle lance ses imprécations telle une sorcière, tandis que la musique très saccadée lui coupe constamment le souffle pour signifier l’impuissance de ces vociférations. Tout y est en place et l’inégalité des registres complètement gommée par l’écriture très dramatique. Admirez comme l’orchestre semble la prendre à la gorge, la réduisant, bouche ouverte, au mutisme. Même se sachant filmée, une telle caractérisation physique pour un enregistrement de disque en dit long sur la fusion la plus complète entre théâtre et chant. Autre exemple de cette hargne aiguisée, son Giulio Cesare avec Marc Minkowski, qui la révéla peu avant son superbe Ritorno di Ulisse de Monteverdi avec William Christie à Aix-en-Provence. Ecoutez comme elle fait presque aboyer le personnage dans la dernière grande vocalise avant de plonger sur un grave abyssal.

Mais contrairement à ce que peuvent laisser suggérer ces deux airs, la dame est loin d’avoir le souffle court. Preuve en est son Bertarido dans la Rodelinda de Handel : non pas dans la version discographique engluée dans une direction d’orchestre atone, mais plutôt en live, comme ici avec Emmanuelle Haïm à Glyndebourne. On admirera notamment sa virtuosité dans la reprise et comme son chant s’accommode de la lourdeur de ces rythmes sautillants.

Apprécions maintenant une facette moins virtuose de sa personnalité, quoique… Dans la grande lamentation de Floridante de Handel, elle fait voguer une voix qui semble pourtant à l’abandon, hébétée, sombrant jusque dans des graves abyssaux. Elle conserve cependant cette science du souffle et de la nuance par laquelle le vibrato, sublimé, devient une perte de contrôle du personnage lui-même. Dans la même veine, et malgré une prise de son assez précaire, n’hésitez pas à écouter sur Youtube son très beau Radamisto, rôle également écrit pour Senesino.

Mais le rôle écrit pour ce castrat et dans lequel elle est le plus impressionnante est sans conteste l’Orlando de Handel. Il flatte en effet toutes les qualités énoncées plus haut, mais lui permet également de donner tout son poids dramatique et musical à une scène de la folie qui, d’habitude, nous laisse toujours sur notre faim. Alors que ses interprètes ont souvent tendance à se réfugier dans le parlando pour éviter les écueils d’une écriture très grave, Mijanovič, elle, ne cesse jamais de chanter, même sur les « si » acérés. Il fallait bien une hallucinée comme elle pour cette scène où Orlando se débat au milieu de visions infernales.

On aimerait également citer ses Bradamante, Daniel, Edvige et Disinganno, mais quittons à présent Handel pour revenir à Vivaldi, avec cet air hors du temps du Motezuma. Certes il n’est pas vraiment de Vivaldi, c’est une adaptation faite par un musicologue pour remplacer la partition perdue, mais il est donc taillé sur mesure pour notre beau contralto. Dès la première écoute, on se dit qu’elle chante en apesanteur dans un monde souterrain, il y a quelque chose d’à la fois éthéré dans le rythme et profondément tellurique dans la tessiture. Elle chante en effet la menace que Mitrena adresse à sa fille désobéissante : se voir poursuivie par l’ombre maternelle sur le rivage des morts. Il n’y a que Mijanovič qui réussit à ce point à rendre sensible cette métaphore qui transforme l’amour maternel dévorant en océan infernal.

Dans un genre moins oppressant et presque apaisé, impossible de faire l’impasse sur sa très belle Vitellia dans le Tito Manlio. Avec cet air pour violoncelle concertant, elle sait également alléger l’épaisseur de son intonation. Même si elle manque de souplesse et d’abandon, comment ne pas être charmé par ces volutes presque bousculées mais toujours d’une noblesse racée ? L’élégance est pourtant rarement l’apanage des contralto. Pour les amateurs d’épaisses frondaisons, ne passez pas non plus à côté de son Meliso dans l’Andromeda liberata, où elle chante des airs attribués à Porpora.

Nous conclurons cet aperçu par un rôle dans lequel elle fut clairement historique : Juditha dans La Betulia liberata de Mozart. Repérée pour ce rôle par Harnoncourt, la captation pour le DVD se fera hélas sans lui. Ici encore, on ne sait que citer en premier sujet d’admiration : la qualité de la déclamation, le trouble suscité par ce timbre étrange, la profondeur de ses graves, l’expressivité de ses « non pavento » effrontés, sa façon de suspendre sa voix ténébreuse avec raffinement dans la partie intermédiaire de l’air ? Encore un personnage halluciné, Juditha est une femme enthousiasmée par un courage divin pour aller au-devant d’un ennemi terrible qu’elle décide d’affronter sans crainte du trépas. Et ce sourire final que la caméra abandonne hélas trop tôt… Si les personnages sacrés vous attirent, son David chez Conti est également un petit bijou.

Evidemment ce portrait a un goût d’inachevé : on aurait tellement aimé pouvoir annoncer ses prochaines prises de rôle, savoir qu’elle envisage de chanter d’autres compositeurs, qu’elle prépare un récital plus librement composé que celui enregistré chez Sony et un peu raté, il faut bien le dire. Espérons que ce retrait des scènes n’est que temporaire, et voilà un recensement discographique et radiophonique qui permettra aux plus accros de patienter.

DISCOGRAPHIE

2002
HANDEL, La Resurezzione – de Vriend (Challenge Classics)
HANDEL, Duos arcadiens – Haïm (Virgin)
MONTEVERDI, Il Ritorno di Ulisse in Patria – Christie (DVD Virgin)

2003
HANDEL, Giulio Cesare – Minkowski (Archiv)

2005
VIVALDI, Tito Manlio – Dantone (Naïve)
VIVALDI, Bajazet – Biondi (Virgin)
HANDEL, Rodelinda (Bertarido) – Curtis (Archiv)

2006
MOZART, La Betulia liberata – Popken (DVD)
VIVALDI, Motezuma – Curtis (Archiv)

2007
HANDEL,  Affetti barrochi, Arias for Senesino – Ciomei (Sony)
CONTI, David – Curtis (Virgin)
HANDEL, Floridante – Curtis (Archiv)
HANDEL, Orlando – Christie (DVD Arthaus)

Interprétations diffusées uniquement à la radio

HANDEL, Alcina – Rousset (Paris & Amsterdam 2005) et McCreesh (Beaune 2005)
HANDEL, Belshazzar – Jacobs (Beaune 2003)
HANDEL, Radamisto – Christie (Zurich 2005)
HANDEL, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno – Minkowski (Zurich 2003 & 2007) & McCreesh (Madrid 2008)
HANDEL, Rodelinda (Edvige) (? ?)
MOZART, Die Zauberflöte – Minkowski (Bochum 2003)
VIVALDI, Orlando Furioso – Spinosi (Breme 2007)
VIVALDI, Andromeda liberata – Marcon (Venise & Utrecht 2004)
VIVALDI, Arias – Spinosi (? 2009)

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