Le parcours de Lawrence Brownlee est un long fleuve tranquille. Né en 1972 dans l’Ohio, le ténor américain déroule sans anicroche une carrière dans un répertoire – le bel canto romantique – pourtant semé d’embuches : débuts en Almaviva (Il Barbiere di Siviglia) au Met à New York en 2007 et, à partir de là, conquête de toutes les scènes internationales dans les rôles les plus périlleux : La donna del lago à Sante Fe, Le Comte Ory avec Cecilia Bartoli à Vienne, I Puritani en 2008 à Seattle qui lui valent le titre d’artiste de l’année, La Fille du régiment et L’elisir d’amore à Hambourg, La Cenerentola à Munich, Pesaro, Milan, Armide à New York, L’italiana in Algeri à Paris et Dresde, Il turco in Italia à Toulouse, Berlin et, pas plus tard que le mois dernier, au Festival d’Aix-en-Provence, etc. A chaque fois, un bouquet d’éloges vient saluer ce chant égal et virtuose, sans histoire pourrait-on dire tant les impitoyables tours et détours de l’écriture ne semblent pas affecter le cours d’une voix maitrisée sur toute la tessiture, jusqu’aux notes les plus extrêmes.
Ce premier récital discographique avec orchestre, qui aligne les airs rossiniens parmi les plus difficiles, en fait de nouveau la démonstration. Avec un naturel confondant, sous la conduite mesurée de Constantine Orbelian à la tête du Kaunas City Symphony Orchestra, Lawrence Brownlee résout des casse-têtes vocaux destinés originellement à des chanteurs formés à la plus exigeante des écoles : celle des castrats. Les efforts requis par les multiples traits virtuoses ne viennent altérer ni la qualité du timbre, ni l’unité des registres. Les reprises sont intelligemment variées comme le veut un style dont on a redécouvert les codes à la fin des années 1970. Ainsi, au fil des plages, de L’occasione fa il ladro, créée en 1812 à Venise, jusqu’à Semiramide qui, onze ans après dans la même ville, marque l’apogée d’un art vocal dont le romantisme naissant bouleversera la forme, se dessine nettement le visage du contraltino, ce type de ténor que caractérise une voix à l’émission haute, agile et brillante, capable de sentiments autant que d’héroïsme. Giovanni David auquel Rossini destina plusieurs des rôles dont on trouve un échantillon ici – Narciso (Il turco in italia), Rodrigo (Otello), Ilo (Zelmira), Uberto (La donna del lago) – en est le plus illustre représentant. Lawrence Brownlee marche sur ses brisées avec une telle maestria qu’il serait le meilleur aujourd’hui dans sa catégorie, si Juan Diego Florez n’occupait depuis une dizaine d’années la première marche du podium.
Il n’est pas interdit alors de se demander pourquoi cette suprématie du Péruvien sur l’Américain. La technique ? Non. L’ancienneté ? Pas seulement. Une écoute renouvelée de ces huit numéros propose quelques pistes qui, même si subjectives, méritent d’être prises en considération. La nature de la voix d’abord, mate chez l’un quand l’autre au contraire possède un éclat incomparable. Puis, il y a chez Juan-Diego Florez une volonté d’expression, un désir de séduire – le côté latin lover sans doute – que l’on ne trouvera pas chez son confrère. Lawrence Brownlee mène sa barque imperturbable, qu’il s’agisse de teinter d’ironie – dans un français impeccable – le sermon du Comte Ory, de donner à sentir l’exaltation amoureuse d’Ilo ou de traduire le tourment jaloux de Rodrigo découvrant que Desdemona en préfère un autre. Tout est si impeccablement contrôlé que non seulement la caractérisation passe au second plan mais que jamais l’on ne ressent le frisson face à l’artiste suspendu au fil de la portée, tel l’équilibriste. Ce vertige, cette impression de risque que le ténor ne nous donne pas à éprouver, est piment indispensable à ce répertoire. Lorsque le fleuve est trop tranquille, la croisière peut sembler longue.