Ouvrage testamentaire de Britten (Xavier de Gaulle parle de « testament intime » après le « testament politique et moral » qu’avait été Owen Wingrave), composé au moment même où Luchino Visconti réalisait son adaptation cinématographique de la nouvelle de Thomas Mann, Death in Venice est un opéra relativement long, comparable à Peter Grimes ou au Midsummer Night’s Dream, et pour lequel le compositeur fit à nouveau appel à sa librettiste fétiche, Myfanwy Piper, avec qui avaient été élaborés The Turn of the Screw et Owen Wingrave. Ultime rôle conçu pour Peter Pears, Gustav von Aschenbach permit à Britten d’exprimer une dernière fois un certain nombre d’idées obsédantes, sa quête de la beauté et sa fascination pour l’innocence perdue. Depuis la création à Aldeburgh, en 1973, l’œuvre s’est imposée dans les plus grandes maisons d’opéra (seul l’Opéra de Paris s’est jusqu’ici dispensé de l’inscrire à son répertoire). Quant à la filmographie de Death in Venice, elle est déjà assez copieuse. Tout a commencé en 1980, lorsque Tony Palmer réalisé, à la demande de Peter Pears, un film en décors naturels, avec Robert Gard, John Shirley-Quirk et James Bowman dirigés par Steuart Bedford (par manque de moyens, on est plus près de la BBC, voire du film de vacances, que de Visconti). En 1989, la production de Glyndebourne, avec Robert Tear, Alan Opie, Michael Chance (et dans de petits rôles, des débutants comme Gerald Finley ou Christopher Ventris) fut filmée puis commercialisée par Arthaus. Plus récemment, la version mise en scène par Pierluigi Pizzi à La Fenice, dans une esthétique années 30 un peu glacée, a fait l’objet d’un DVD chez Dynamic. Par ailleurs, on peut voir sur YouTube le magnifique spectacle réglé par Willy Decker à Barcelone en 2008 – quel dommage que Nicolas Joël n’ait pas songé à la faire venir à Bastille. Autrement dit, les références ne manquent pas.
Vient maintenant s’y ajouter la production réglée par Deborah Warner en 2007 à l’ENO, qu’on a ensuite pu voir à Bruxelles en 2009, puis à Milan en 2011, et qui a été captée lors d’une reprise récente à Londres. De cette grande metteuse en scène britannique, on connaît surtout en France l’admirable Didon et Enée vu et revu à l’Opéra-Comique. La déception est donc à la mesure des attentes lorsqu’on découvre sa vision de Mort à Venise, ou plutôt son absence de vision. Cette mise en scène reste en effet assez platement illustrative, avec beaucoup d’allées et venues de la part des choristes, sans que jamais on ne s’élève au-dessus d’un réalisme discret, d’une élégance vaguement strehlerienne, là où d’autres ont su mettre en relief la descente aux enfers du héros par des moyens visuels autrement impressionnants. Même les scènes où Tadzio s’ébroue sur la plage avec ses camarades, qui devraient être chorégraphiées, ressemblent plutôt à des démonstrations de gymnastique à peine stylisées. Sur le plan théâtral, le seul vrai point fort est le jeu halluciné de John Graham-Hall, Aschenbach nettement moins grisonnant que les titulaires habituels, mais avec une personnalité vocale un peu moins affirmée qu’un Ian Bostridge dans le même rôle. L’autre rôle principal, celui du baryton qui incarne les différents avatars de la voix malfaisante, est tenu par un Andrew Shore scéniquement bluffant, mais vocalement fatigué, un peu chevrotant et presque incapable de chanter en fausset comme l’exige parfois la partition. Tim Mead accomplit très correctement sa (courte) mission en Voix d’Apollon, alors même que la mise en scène le dépouille de tout caractère divin. Même Tadzio est dénué de toute aura. L’orchestre et les chœurs de l’ENO sont parfaitement à la hauteur d’une partition dont les exigences ne semblent pas insurmontables, sous la baguette experte d’Edward Gardner qui l’a également dirigée à Milan. Dommage que le spectacle soit aussi peu inspirant, Britten méritait mieux.