Le célébrissime buste de Néfertiti exposé au Neues Museum de Berlin et illustrant la plaquette de cette intégrale de Prinzessin Nofretete est-il authentique, ou constitue-t-il une mystification datant de la période de sa découverte par l’égyptologue allemand Ludwig Borchardt à Amarna en 1912 ? La troublante polémique habilement nourrie par Henri Stierlin* reste ouverte, braquant une fois de plus les feux de l’actualité – après sa première exposition à Berlin en 1924 et le véto d’Hitler en 1933 à son retour en Égypte – sur ce personnage hors du commun.
La période était donc on ne peut mieux choisie pour faire revivre cette Prinzessin Nofretete (Néfertiti), opérette de Nico Dostal, qui a fait l’objet en 2017 d’une nouvelle production couronnée de succès. L’opéra-comique et l’opérette, dans nombre de pays occidentaux, se sont très tôt emparés, après l’opéra et sans parler du ballet et du music-hall, du domaine de l’Égypte ancienne**. Nos contrées se complaisaient ainsi à voir revivre sur scène cette civilisation antique aussi originale que fascinante, et cette Princesse Néfertiti représente le dernier feu d’un genre qui sera repris à son compte après la guerre de 1940 par la comédie musicale, avec diverses Cléopâtre, Néfertiti et autres Dix Commandements…
L’œuvre du compositeur autrichien Nico Dostal (1895-1981) est aujourd’hui peu connue, surtout hors des pays germaniques. Auteur d’une vingtaine d’opérettes et comédies musicales, Dostal profita du statut de compositeur « arien » et connut une carrière florissante pendant la période hitlérienne, où ses œuvres remplacèrent dans les théâtres celles des compositeurs interdits, sans que l’on puisse l’accuser pour autant d’avoir fait des concessions idéologiques au régime en place. Il composa également des musiques de film et quelques morceaux de musique légère pour orchestre, qui connurent un grand succès populaire. Barrie Kosky avait déjà présenté de 2014 à 2016 au Komische Oper de Berlin, avec grand succès, son opérette la plus célèbre, Clivia. Ce n’était donc que justice que de reprendre cette Néfertiti, autre grand succès oublié.
C’est cette rareté que cet enregistrement nous permet de découvrir à l’occasion de sa reprise en 2017 à Leipzig par la troupe Musikalischen Komödie, dans un arrangement musical pour la scène du chef Stefan Klingele, du metteur en scène Franziska Severin et du dramaturge Christian Geltinger. Néfertiti – dont le nom signifie « La Belle est venue » – était l’épouse principale du pharaon « hérétique » Aménophis IV Akhénaton, qui tenta sans succès d’imposer le dieu soleil Aton comme dieux unique (14e siècle avant J.-C.). Mais la Néfertiti de l’opérette, encore qu’ayant des prétentions archéologiques (notamment avec l’utilisation du conte « Rhampsinit et le voleur expert » relaté par Hérodote) n’a pas de rapports avec la femme d’Aménophis. Il s’agit avant tout d’un prétexte amusant pour surfer, grâce au titre, sur la notoriété du buste de Berlin, tout aussi populaire dans les années 30 qu’aujourd’hui.
Étant donné la méconnaissance que l’on a de cette œuvre, il est bon d’en raconter brièvement le déroulement. Le premier acte se déroule à l’époque moderne (dans les années 30) à Sido OImbo, village égyptien. Il est suivi d’un « interlude » qui nous projette en 3000 ans avant J.-C., dans la salle du trésor du pharaon Rhampsinit, Enfin, le second acte nous ramène dans les années 30 à Londres, dans l’hôtel particulier de Lord Callagan. Ce sont les mêmes acteurs qui chantent et jouent les rôles des personnages modernes et de leurs clones transposés dans l’antiquité. La guide touristique Pollie Miller fait visiter le musée égyptien (dirigé par l’égyptologue anglais Lord Joshua Callagan) à un groupe de Cook and Son, quand elle rencontre son amour de jeunesse Totty Tottenham, premier assistant du directeur dont il doit épouser la fille Claudia, que cela n’enchante pas car elle est amoureuse du Dr. Hjalmar Eklind, un autre des assistants du directeur. C’est à ce moment qu’est annoncée la découverte de la tombe d’une princesse Néfertiti. Claudia obtient de son père que ce soit Néfertiti qui décide de l’avenir de sa vie amoureuse. Lord Callagan pénètre dans la tombe de Néfertiti avec le magicien et devin Abu Assam. Ils font un saut de 3000 ans en arrière pour découvrir le mystère de la princesse. Dans ce passé, un voleur qui dérobait nuit après nuit les trésors du pharaon Rhampsinit tente de rejeter les soupçons sur le soldat Amar. Afin de capturer le voleur, le pharaon enchaîne sa fille à son lit, avec un sort faisant que seul son futur mari pourra l’en délivrer. Il charge le prince Thototpe (dit Totty), qu’il souhaite comme beau-fils, de monter la garde à la porte. La suivante de Néfertiti, Teje, est jalouse de cet arrangement. De son côté, Néfertiti est séduite par un chanteur inconnu qui lui donne la sérénade chaque nuit, et découvre par hasard la cache secrète du voleur. Totty, qui est pris pour le voleur, est disgracié, et Rhampsinit accepte l’union de sa fille avec Amar. On se retrouve à Londres à l’époque moderne. Lord Callagan a préparé la présentation de ses trouvailles archéologiques, tout en truquant la vérité historique : Nefertiti aurait épousé le prince Thototpe au lieu d’Amar, ce qui n’arrange pas les affaires de Claudia. De son côté, Hjalmar défend la thèse du mariage de Néfertiti avec le soldat Amar. Callagan fait détruire cette preuve, mais Pollie, devenue journaliste, fait éclater la vérité, si bien que Callagan doit s’incliner. Claudia épouse son amoureux Hjalmar, et Pollie retrouve son Totty. Donc rien de bien original dans tout cela, si ce n’est le saut central dans le passé. Il faut à la troupe une bonne dose de fantaisie et de bonne humeur – qui transparaissent indéniablement dans ce CD – pour rendre vie à tout ce petit monde.
La musique est tout à fait représentative de l’époque, entre pastiche et humour, et fort bien orchestrée quoique pas toujours très raffinée. Mais surtout, elle a un ton familier qui montre à quel point la comédie musicale américaine et la musique de film des années 50 est redevable à ce répertoire, et combien cette opérette est en symbiose avec la musique légère de son temps, que ce soit Franz Lehár, Reynaldo Hahn ou même Frank Churchil (Blanche Neige et les Sept Nains). L’orchestre Musikalischen Komödie, créé voici plus d’un siècle, est spécialisé dans ce type de musique et reconnu à ce titre sur le plan international. Il fait ici merveille sous la baguette vive et dynamique de Stefan Klingele.
Quant aux chanteurs, ils sont tous aguerris à ce répertoire. Les voix sont fraîches et justes, parfaitement adaptées aux rôles, et le style est bien respecté. Mais il faut convenir que certaines sont plus à l’aise dans le lyrique que dans le parlé, d’ailleurs un peu longuet, et globalement joué de manière un peu passéiste. La distribution est dominée par Lilli Wünscher (Claudia Callagan et la Princesse Néfertiti), qui a tout à fait la voix fruitée et sensuelle idéale pour ce type de rôle, avec une articulation parfaite, même si elle manque un peu d’originalité dans son approche des personnages. En revanche, son partenaire principal, Radoslaw Rydlewski (Dr. Hjalmar Eklind et Amar), est un peu décevant, car s’il a une jolie voix dans le médium, elle devient désagréable dans les aigus, car trop serrée et métallique là où l’on attendrait une voix légère et libérée comme pour Le Pays du sourire. Nora Lentner (Pollie Miller et Teje), qui joue de plusieurs registres selon le rôle qu’elle interprète, possède la voix traditionnelle de l’opérette allemande, mais un peu engorgée, avec un déficit dans le médium. Son partenaire principal, Jeffery Krueger (Totty Tottenham et Prinz Thototpe), a quant à lui la voix idéale, séduisante et légère, pour ce second rôle masculin, et allant parfaitement avec celle de Pollie. Milko Milev (Lord J. Callagan et le pharaon Rhampsinit) exprime parfaitement, de sa voix grave bien posée, l’autorité (réelle ou feinte) du personnage. Enfin, Angela Mehling (Quendolin Tottenham) et Hinrich Horn (Abu Assam et Assamabu) campent d’amusants personnages de composition, avec des voix bien timbrées.
Mais il faut convenir que l’on n’arrive pas au degré de perfection dans l’absurde, le non sens et le second degré atteint par Barrie Kosky dans sa production des Perlen der Cleopatra à Berlin, avec notamment l’étonnante Dagmar Manzel, dont Laurent Bury va rendre compte sous peu dans ces colonnes. Cette Princesse Néfertiti constitue néanmoins une très intéressante découverte, et une résurrection aussi réussie que réjouissante, dont la vision des courtes vidéos de présentation et des photos de scène fait encore plus regretter de ne pouvoir disposer du DVD du spectacle.
* Henri Stierlin, Le Buste de Néfertiti, une imposture de l’égyptologie ?, Paris, 2009.
**Le Bœuf Apis de Léo Delibes (France, 1865), The Wizard of the Nile de Victor Herbert (USA, 1895), Madame Putiphar d’Edmond Diet (France, 1897), The Maid and the Mummy de Robert Hood Bowers (USA, 1904), Amasis – an Egyptian Princess de Philip Michael Faraday (Angleterre, 1906), La Corte de Faraón de Vicente Lleó (Espagne, 1910), Die Perlen der Cleopatra d’Oscar Straus (Allemagne, 1923), Le Mariage de Pyramidon de Victor Larbey (France, 1923), et Tout Ank Amon de Maurice Pérez (France, 1934).