Le « Karajan du baroque » ? (1)
Vingt ans séparent les deux musiciens, mais les parcours comportent d’étonnantes similitudes. Les origines aristocratiques, l’éducation autrichienne, une jeunesse marquée par le nazisme (2), mais, surtout pour ce qui nous intéresse, une relation singulière à la musique, aux musiciens et aux vecteurs formidables que furent le disque et les médias. Tous deux surent se construire une image, une notoriété rares et exercer une influence durable. Le sujet mériterait d’être approfondi. Depuis 1950 jusqu’à la fin de sa vie, Nikolaus Harnoncourt n’a cessé d’enregistrer, ni de s’exprimer. Bertrand Dermoncourt, auquel on doit la publication de ce petit volume, a ainsi recensé plus de 500 enregistrements (Karajan a dépassé les 600). Si les ouvrages qu’il a signés ou dont il a été l’objet sont très nombreux en allemand, seules trois contributions majeures ont été traduites en français (Le discours musical, 1984 ; Le dialogue musical, 1985 ; La parole musicale, 2016). A partir d’interviews menées durant près de quinze ans (1998-2012), Bertrand Dermoncourt a assemblé, retravaillé les textes pour dresser un portrait d’Harnoncourt « tel qu’en lui-même, passionné et vibrant ». Les notes de bas de page sont aussi intéressantes que le propos qu’elles éclairent.
Bien que concis, cet opuscule complète et renouvelle notre regard sur l’homme comme sur son œuvre. Chacun a en mémoire le parcours du violoncelliste des Wiener Symphoniker, converti au baroque, qui va labourer patiemment toutes les musiques des XVIIe et XVIIIe siècles pour s’approprier ensuite les répertoires qui le conduiront à diriger Bruckner, Berg , Stravinsky ou même Gershwin.
L’homme se livre avec une singulière franchise, qui souvent interroge. Bien sûr, son approche musicale (partir du manuscrit autographe, rechercher la clarté, construire comme un architecte, privilégier la dramaturgie, cultiver le goût du risque etc.) est bien connue des musiciens comme des mélomanes.
On retiendra les chapitres centrés sur sa production discographique, riches d’informations. Par contre ses affirmations à l’emporte-pièces dérangent (« le XXe siècle a redécouvert l’immensité des répertoires qui l’avaient précédé », « avoir accès à toutes les partitions de tous les temps… est une chance, mais aussi un grave danger », « Pourquoi jouer Salieri quand on connaît son concurrent Mozart ou son élève Schubert ? »…). Ses partis pris (« La recherche de la perfection est l’ennemie de la beauté », le refus du « beau son », …) surprennent, interrogent, voire irritent (« Rossini vraiment surestimé » ; « Gluck, génie de l’effet… un piètre compositeur » ; à propos de Berlioz : « sa musique n’est qu’orchestration, une succession d’effets creux »…).
L’amateur de musique lyrique lira avec intérêt les onze pages consacrées à l’opéra. Le dernier chapitre, intitulé « le cadeau des dieux », traduit bien les convictions parfois surprenantes d’Harnoncourt. Ainsi, pour l’interprète qui, avec Gustav Leonhardt, a le mieux illustré l’œuvre de Bach, attribuer à la Réforme la responsabilité de l’évolution « qui a conduit à déposséder l’art de toute substance » ne manque pas d’étonner.
Lorsqu’il déclare avec humilité « Je trouve que l’on surestime un peu les interprètes » (p.114) nous nous sentons quelque peu réconciliés avec le musicien. Une bonne introduction à la (re) lecture de ses ouvrages, auxquels ces entretiens n’apportent pas grand-chose que nous ne connaissions, sinon des déclarations brutales, parfois infondées, qui altèrent la statue du commandeur.
(1) formule empruntée à la quatrième de couverture.
(2) p.49 Harnoncourt déclare : « … j’ai fait physiquement l’expérience du nazisme. A l’âge de dix ans, on m’a envoyé aux Jeunesses hitlériennes et si j’avais refusé, on m’y aurait traîné par les cheveux… »