D’abord, c’est un intense sentiment de satisfaction qui envahit le critique francophone lorsqu’il découvre ce coffret. On enregistre encore de l’opéra français, avec un luxe de moyens devenu très rare, et on le fait de l’autre côté de l’Atlantique. Même pas chez nos cousins du Québec, mais dans la très anglophone Toronto. Le déclin de la culture française, tant claironné, semble tarder à se concrétiser dans certains endroits du globe. Si les conditions de l’enregistrement ne sont pas claires (studio ? prises de concert ?), la mise en place est parfaite, le public, s’il y en a un, est complètement silencieux, et aucune retouche n’est perceptible. Le confort d’écoute est optimal, et rappelle les riches heures des années 80, lorsque l’argent n’était pas un problème pour les firmes de disques.
La joie fait place à l’appréhension lorsqu’on lit la distribution. Certes, les noms sont prestigieux, surtout dans les milieux musicaux anglo-saxons, mais cette luxueuse brochette pourra-t-elle rendre justice au style si particulier de l’opéra français « fin-de-siècle » ? La question se pose d’une manière insistante pour Andrew Davis, un chef volontiers critiqué sous nos latitudes. On aurait pourtant tort de s’arrêter à des préjugés. Commençons par dire ce que la direction du chef britannique n’est pas : idiomatique. Amateur de style français « pur », d’élégance et de légèreté, passez votre chemin. Vous ne trouverez ici rien qui rappelle le style de la vieille école de direction hexagonale, amoureuse de clarté jusqu’au pastel, que Michel Plasson a si vaillamment remise au goût du jour ces dernières décennies. Pour Andrew Davis, Thaïs est avant tout un opéra, avec ce que cela suppose de lyrisme, de puissance sonore, d’émotions fortes et de coups de théâtre. Il s’empare de la partition avec une gourmandise qui frise l’impudicité, et n’hésite pas à transformer son Toronto Symphony Orchestra en un magma bouillonnant de passion. Les beaux esprits auront tout le loisir de trouver cela « vulgaire», « épais », « hollywoodien », mais nous avouons pour notre part être très sensible à cette façon de rendre à l’oeuvre de Massenet son hédonisme et sa puissance primitive. Pardieu, qu’on relise le livret, et on verra que cette histoire d’amour est on ne peut plus charnelle, loin du « demi-caractère » qui englue trop souvent les interprétations du maitre de Saint-Etienne. Le désert est vraiment aride, Alexandrie est un lupanar aux murs souillés, l’air du miroir nous peint une femme qui est proche de la folie, tout est joué dans un premier degré réjouissant. Comme les instrumentistes sont de premier ordre (le violon solo, les clarinettes), impossible de résister à ce déluge de lyrisme. Fort de son expérience bayreuthienne, Davis joue de son orchestre en virtuose, lui lâchant la bride ou le retenant jusqu’au murmure. Le finale de l’Acte II a une sacrée allure, rappelant la dette que Massenet ne manquait jamais de souligner envers Meyerbeer et le grand opéra. Un vrai chef de théâtre est à la manœuvre et nous sert une Thaïs brûlante d’ardeur, sans trop se soucier de la filiation de l’œuvre, de son contexte ou de l‘histoire de son interprétation.
La perspective est la même du côté des chanteurs. Tous anglophones, et avec une diction que l’on qualifiera charitablement de perfectible. Heureusement, le texte est fourni avec le coffret, et si l’attention aux mots n’est pas la priorité, les artistes ont bien d’autres choses à offrir. Erin Wall condense dans son timbre toute la sensualité d’un orient rêvé, et on comprend qu’Athanael succombe bien vite aux charmes de la courtisane. Elle met en outre dans son personnage une vie et une carnation qu’on n’avait plus entendues depuis longtemps, dans une perspective très eloignée de celle de Renee Fleming, par exemple (Decca). Tout palpite ici d’une vie plus intense, plus prosaïque, plus touchante. Joshua Hopkins peut lui aussi se targuer de moyens vocaux imposants, et on avouera volontiers avoir cédé plus d’une fois au plaisir coupable de s’oublier complètement dans la contemplation de cette somptueuse matière sonore, le sens de l’œuvre dut-il en souffrir. L’interprète est fin, et il compense son manque de familiarité avec le chant français par une autorité et un charisme qui font mouche. Ses « Expie ! Expie ! » au II font froid dans le dos. A d’autres moments, il sait se délester du gros son, et filer des nuances infinitésimales, comme lors du duo au désert (« Baigne d’eau mes mains et mes lèvres »).
Le Nicias d’Andrew Staples apparaitra encore plus exotique aux puristes, et son timbre aussi bien que son style le rattachent à un style venu d’outre-Atlantique. Est-ce un problème ? Non, tant la plasticité et la virtuosité de ce chant comblent l’oreille, et le caractère frivole du personnage est rendu avec beaucoup de fidélité. Parmi les nombreux rôles secondaires, tous parfaitement tenus, on épinglera le Palémon de Nathan Berg, montagne de piété et de sagesse, véritable pilier de cathédrale sonore. Le Toronto Mendelssohn Choir s’investit dans ses apparitions successives avec entrain, et ses membres sont aussi crédibles en moines du désert qu’en fêtards d’Alexandrie. La prise de son lui fait la part belle, et on se rend compte que Thaïs est aussi une fresque chorale. C’est là le plus grand mérite de cette nouvelle parution : nous faire redécouvrir un opéra que l’on croyait connaître. Ce n’est peut-être pas du « vrai » Massenet au sens musicologique, mais on en redemande.