Pour d’obscures raisons, cette version n’était plus distribuée depuis sa parution il y a vingt ans. A côté des lectures les plus connues, celle que dirige Vladimir Fedosseyev nous comble.
Ce n’est pas la chanson de geste médiévale, ni le grand opéra russe, encore moins une parabole de la lumière et des ténèbres, mais, simplement, un conte où la tendresse le dispute aux passions, successeur direct de la Dame de pique. Le propos est juste, dépourvu d’emphase, évident : toujours on y croit tant la direction et la distribution sont pénétrées du même esprit. Chacun habite son personnage. La captation publique, au Conservatoire de Moscou, a sans doute participé à ce moment exceptionnel (1), comme elle l’avait fait à Paris avec Rostropovitch et Vichnevskaia, en des temps maintenant anciens (1984).
C’est déjà l’œuvre d’un chef emblématique, dont la dernière apparition chez nous (2) remonte à 2017 (Festival Radio France Montpellier). L’ultime chef-d’œuvre de Tchaïkovski figure toujours à ses programmes. La conduite est admirable, tout aussi soucieuse du chant et de la progression dramatique que des lignes et des couleurs instrumentales, où le lyrisme sensuel ménage les moments chambristes et les effusions romantiques. Son sens de la construction nous captive. Les tempi sont justes, Vladimir Fedosseyev sait prendre son temps pour nous faire savourer les richesses des textures, mais aussi pour animer les dialogues et exacerber les passions. La naïveté est assumée, pour la poésie et l’émotion comme la grandeur. Il est vrai que c’est « son » orchestre que dirige le maître. L’introduction par la petite harmonie, avec le solo de cor anglais, est déjà une belle promesse. Elle sera tenue tout au long de l’ouvrage. Transparence de la berceuse, progression de l’arioso de René, dernières scènes, le régal est constant.
L’histoire est fondée sur la figure tutélaire du bon roi René (que Milhaud illustra, par ailleurs). Sa fille, Iolanta, est née aveugle et son handicap lui a été caché. Le médecin maure, consulté, lui répond qu’elle doit connaître sa cécité et veuille guérir pour acquérir la vue. Le roi est partagé. Lors d’une chasse, Robert, promis à la princesse, et Vaudémont, le chevalier, franchissent le mur d’enceinte et rencontrent Iolanta. Ce dernier s’en éprend et lui demande de lui choisir une rose rouge. Par deux fois, elle choisit une rose blanche. Vaudémont, comprenant son infirmité, essaie de lui faire comprendre ce que sont la vue et la lumière. Iolanta l’écoute avec passion mais ne réalise pas. Le roi s’emporte contre Vaudémont qui a trahi le secret, mais le médecin estime que cette prise de conscience est le premier pas vers la guérison. Aussi, le roi feint de menacer de mort Vaudémont, si Iolanta ne guérit. Celle-ci, éprise du chevalier, décidée, demande un remède au médecin et découvre la vue. Le roi accepte d’unir sa fille à Vaudémont, Robert ayant renoncé à Iolanta (il aime Mathilde, à laquelle il avait dédié son arioso).
Benno Schollum est un magnifique roi René : son arioso (scène 4), tourmenté, sans emphase, conduit avec maestria, est exemplaire, aux couleurs nuancées, aux graves solides. Meurtri, résigné, indécis, toujours noble, avec chaleur et distinction, son chant nous émeut. Olga Mykytenko, compose une Iolanta très différente de celle de Netrebko ; fraîcheur, mélancolie, pour une voix admirablement conduite, homogène, chatoyante, spontanée, sans affectation ni sentimentalisme. La pureté adolescente de son émission, particulièrement dans son duo avec Vaudémont, en fait la plus juste des Iolanta. Ce dernier est confié à Piotr Beczala, qui l’a ensuite fréquemment joué et enregistré. Une référence sinon la référence. Il était alors jeune. Ses qualités d’émission, les couleurs, tout est là pour un amoureux éperdu, ardent, sensible et tendre. Robert a du tempérament, du panache. Andrey Grogoryev, voix saine, généreuse et nuancée, nous offre un air exaltant, exalté jusqu’à un sol lumineux, ardent. Le médecin maure, Ibn-Hakia, est Vladimir Krassov, dont le chant est bien caractérisé, avec sa part de mystère et de grandeur : l’arioso est un modèle du genre. Alméric (Roman Muravitsky), et Bertrand (Nikolai Didenko), n’interviennent que dans les récitatifs et les ensembles. Aucun ne dépare cette remarquable distribution. Nina Romanova, Marta, est un alto comme les Russes excellaient à nous offrir : voix riche, profonde, bien timbrée. Avec Bella Kobanova (Brigitta) et Larissa Kostyuk (Laura), nous avons un trio idéal pour la berceuse avec chœur de la 3e scène. Les interventions chorales, féminines, brèves, sont délicatement écrites et se fondent parfaitement aux ensembles.
Iolanta ne ravira jamais à Eugène Onéguine ni à la Dame de Pique les premières places parmi les sommets lyriques de l’art de Tchaïkovski. Mais s’en tenir à ces deux opéras paraît frustrant à l’écoute de cette œuvre forte, dont la fraîcheur, la sensibilité et le caractère original méritent la large diffusion que les scènes lui accordent maintenant.
En complément, quelques pages d’Eugène Onéguine, rares (3) mais anecdotiques, puisque les six fragments sont insérés dans le récit d’extraits du poème de Pouchkine, dits par Alla Demidova, à l’occasion du 200e anniversaire du poète (1999). On en retiendra la participation d’Albert Schagidullin (Grémine) et de Sergeï Mursayevv (Onéguine). Le chef n’est pas mentionné, ni l’orchestre…
- Dès l’arioso du roi René, les applaudissements salueront les interventions de Robert, la romance de Vaudémont, le duo entre ce dernier et Iolanta etc. sans distraire de l’action.
- Jean-Pierre Rousseau en avait été l’artisan (Pour qui le Prix Staline ?). A plus de 90 ans, comme Herbert Blomstedt, Vladimir Fedosseyev n’a pas ralenti son activité, et donnera Turandot en décembre à Moscou.
- Bien que déjà publiées à la suite de la réédition d’une Dame de Pique d’anthologie (Arkhipova, Hvorostosky, dirigés par Alexander Vedernikov), introuvable par ailleurs.