Anniversaire oblige, le Festival Radio France – Montpellier – Occitanie est placé sous le signe des «Révolution(s)». Ce soir, c’est le centenaire de celle d’octobre 1917 qui est illustré, par trois œuvres fortes, emblématiques des évolutions musicales imposées par le pouvoir stalinien. Qui eût pu imaginer que 80 ans après, une banque, symbole du capitalisme triomphant (la Société Générale, pour ne pas la nommer), sponsoriserait cette commémoration ?
Avant sa mise au pas, Chostakovitch avait participé à l’extraordinaire et luxuriante floraison artistique qui avait suivi la chute du tsarisme. Malgré son livret, grotesque, involontairement surréaliste, à la gloire de la lutte communiste contre le sabotage, son premier ballet – avant l’Âge d’or – ne lui valut pas les honneurs du régime. L’ouvrage fut répété, mais jamais joué. La suite offerte ce soir nous en donne une idée. Du Chostakovitch pur jus, trivial, populaire et raffiné, efficace.
Serviteur zélé du régime, lauréat de trois prix Staline – le premier pour cette œuvre –, Reinhold Glière, malgré une production abondante et personnelle, n’est plus guère connu que comme compositeur de ballets, et l’un des premiers professeurs de Prokofiev. Son Concerto pour colorature n’est que rarement joué, même en Russie. Sauf oubli, Natalie Dessay a été la dernière à chanter et enregistrer cette vocalise, il y a vingt ans… C’est un authentique concerto, où la voix est traitée comme un instrument soliste virtuose, avec un orchestre qui lui donne la réplique. Albina Shagimuratova n’est guère connue en France que pour être une Reine de la Nuit d’exception. cependant son large répertoire lui permet d’illustrer l’opéra russe tout autant que Rossini et Verdi. La voix est ample et riche, mûre, somptueuse, d’une égalité absolue dans toute la tessiture, avec un souffle long et, surtout, une facilité prodigieuse du registre de colorature, des aigus clairs, colorés et brillants. Elle se joue des traits de plus en plus périlleux avec une aisance incroyable : La perfection, chargée d’émotion. Son dialogue avec la clarinette, son jeu d’écho avec les bois, ses trilles admirables, ses arpèges les plus riches et les plus étendus, tout force l’admiration et l’émotion. On comprend mieux pourquoi, malgré les séductions incontestables de l’œuvre, celle-ci soit si rare au concert, et même à l’enregistrement.
Voulue comme telle, la cantate Octobre, composée pour le vingtième anniversaire de la Révolution russe, est une des plus impressionnantes partitions de notre histoire musicale. Ecrite pour flatter Staline, avec la volonté d’exalter et de conforter la foi des fidèles, elle mobilise des moyens extraordinaires, vocaux et instrumentaux. La partition, plus que toute autre, laisse partagé. On y trouve une indéniable force expressive, l’orchestration de tel passage qui annonce Alexandre Nevski, le motorisme de tel autre, mais aussi les ficelles les plus vulgaires (scansion syllabique du chœur homophone, progressions spectaculaires, inexorables d’une armée musicale démesurée, l’usage machiste du chœur – aux femmes la plainte, aux hommes la volonté – , motifs simplistes). Musicalement, la force dramatique ne serait pas altérée si on remplaçait le texte de ce credo à la gloire de l’Union soviétique, du Parti communiste et de Staline par l’adoration et la soumission à telle ou telle puissance réelle ou imaginaire. Le texte russe (traduit en surtitrage, comme dans le programme) peut nous glacer d’horreur, ou paraître maintenant d’un ridicule absolu, son chant vigoureux par la centaine de choristes mobilisés pour la circonstance, galvanisés par la direction et le caractère grandiose de leur contribution, confère une puissance extraordinaire à ces pages. La cohésion parfaite, l’engagement absolu participent efficacement à soulever l’enthousiasme. On en sort confondu, partagé entre l’admiration pour la qualité de la mise en place, par la force expressive, inouïe, de l’oeuvre, et entre l’effroi à la pensée qu’elle servait un régime totalitaire dont les crimes et les horreurs perdureront jusqu’à son effondrement.
Qui des auditeurs pourrait imaginer que Vladimir Fedosseyev fêtera ses 85 ans dans une semaine ? Un vétéran d’une vitalité incroyable. Alerte, avec toujours la partition, il dirige mains nues, mais de tout son corps, dont la souplesse élégante rappelle les mouvements du qi gong. D’une précision redoutable, sa direction déliée, nerveuse si besoin est, galvanise l’Orchestre Philharmonique et les chœurs de Radio France. Rien ne lui échappe, il est le démiurge auquel tout obéit, prend forme, relief, couleur. Il trace, dessine, sculpte, grave, burine, découpe, broie. Les lignes les plus sinueuses, les arrachements sauvages sont un régal. Son plaisir partagé par tous les interprètes se lit autant qu’il s’écoute. Un moment inoubliable.