Ignorerait-t-on tout de l’ouvrage, son intrigue comme sa langue, qu’à la première écoute, la séduction est assurée. Etrange œuvre, qui ne semble pas avoir dépassé les frontières du Danemark, dont c’est le premier opéra, national. A ce titre, Roi et Maréchal [Drot og Marsk] s’est maintenu sans discontinuer depuis sa création à l’opéra de Copenhague (1878). Peter Heise, bien qu’auteur de près de 300 mélodies au lyrisme vrai, de Singspiele, est peu connu dans notre pays. Elève de Niels Gade, formé à Leipzig, c’est là son chef-d’œuvre. Fort et raffiné, l’ouvrage a retenu la leçon des successeurs de Weber et associe les influences locales à l’héritage germanique. Le livret se fonde sur le meurtre, la nuit de la Sainte Cécile, d’Erik V « Glipping » (« le Louche »), qui régna de 1259 à 1286. Alors que le pays connaissait une crise politique majeure, il périt assassiné – comme son père – victime d’une conspiration animée par Stig Andersen, son maréchal, aidé de nobles qui avaient soudoyé son neveu – Rane Jansen – pour les tenir informés de ses activités. Au cours d’une partie de chasse, égaré, le roi se voit suggérer par Rane de se réfugier dans la grange d’une église. Les conspirateurs, habillés en franciscains, profitent de son sommeil pour le poignarder. Sur cette trame historique, le livret caractérise les personnages et ajoute deux figures féminines, essentielles, proies du roi, familier de frasques : une humble charbonnière, Aase, et Ingeborg, l’épouse de son chef de guerre, qu’il s’est engagé de protéger, mais qu’il a faite reine. Le retour du maréchal, victorieux des Suédois, au second acte, va entraîner le conflit entre les deux hommes.
Les enregistrements se résumaient jusqu’à celui-ci à un film et une prise radio. Le premier, réalisé pour la télévision danoise (1988), était dirigé Francesco Christofori. Même si la mise en scène et la direction d’acteur datent, cette vidéo permettra à l’auditeur de mieux s’approprier l’intrigue, comme d’apprécier la nouvelle réalisation. Par ailleurs, en 1993, Michael Schønwandt, déjà, réalisait un coffret de 3 CD chez Chandos. Il dirigeait alors l’orchestre et les chœurs de la Radio suédoise. Tous deux sont disponibles sur Youtube. Le chef danois, que les Montpelliérains apprécient tout particulièrement, est ainsi le plus familier de cet ouvrage, qu’il affectionne.
La distribution, homogène, danoise, rassemble des artistes internationalement reconnus, aux indéniables qualités. Peter Lodahl donne vie à Erik, ce roi immature, autoritaire et jouisseur, dont l’évolution est bien conduite, jusqu’à ce qu’il soit « fatigué de la vie et des plaisirs », avant de périr. L’émission est haute, bien timbrée, chaude, projetée à souhait pour trouver les accents héroïques. Lui aussi familier des plus grandes scènes, le baryton Johan Reuter (que l’on retrouvera en Wozzeck en mars à Bastille) est Stig Anderson. Cette figure centrale de l’ouvrage appelle une voix exceptionnelle, capable de l’expression la plus juste de la tendresse comme de l’autorité et de la colère. C’est ici le cas. On retiendra, entre autres, le chant émouvant de « Jag havde mig » [J’avais une fleur pleine de grâce dans mon jardin] avec le final du deuxième acte, où le conflit se noue. Dans son amour pour Ingeborg, comme dans son affrontement avec le roi, il fait preuve d’une grande distinction, d’une affection et autorité indéniables. Internationalement reconnue, Sine Bundgaard, grand soprano lyrique, chante Ingeborg, associant justesse et sensualité, avec les moyens idéaux. La noblesse du personnage, sa vérité, comme sa fin prématurée sont illustrées par une ligne vocale et des accompagnements splendides. Son dernier air, où elle exprime ses dernières volontés à son mari est un sommet « Bug dig på Hjelm en borg » [Construisez-vous un château à Hjelm]. Gert Henning-Jensen chante Rane. Bien que ne se produisant que dans son pays, c’est un fabuleux ténor qui épouse toutes les facettes de ce personnage complexe. Ainsi, sa ballade « Det var sig… » [C’était elle-même la jeune fille…] en est une, avec un chœur séduisant, sa participation à la conjuration – où il développe les raisons de son engagement – en est une autre. Aase est l’humble charbonnière, qui garde les moutons, chantée par Sofie Elkjaer Jensen, soprano lyrique trop peu connue hors de son pays. Son chant s’enrichit de mélodies simples, souvent d’essence traditionnelle, auxquelles elle donne toute leur fraîcheur, ainsi à sa première intervention. « For hvert vindpust løvet falder » [à chaque bouffée de vent tombent les feuilles], alors que le roi la retrouve, avant de périr, est d’une émotion juste, tout comme son ultime plainte, bouleversante. Les conspirateurs (le comte Jakob, l’archidiacre Jens Grand particulièrement) sont bien campés, voix solides, bien conduites, dramatiquement justes.
Le chœur, dont la participation musicale et dramatique est essentielle, n’appelle que des éloges : puissant, coloré, pleinement engagé, chacune de ses interventions est un bonheur. La tradition chorale danoise trouve ici l’un de ses plus beaux fleurons. Le grand chœur final, qui mêle les femmes, les chasseurs, les paysans et les moines, mêlé à la plainte de Aase est d’une beauté expressive rare. L’orchestre, qui joue chez lui, pour son public, l’œuvre la plus emblématique de son répertoire, est galvanisé par la direction inspirée de Michael Schønwandt. L’écriture particulièrement raffinée, complexe, colorée, est magnifiée par l’ensemble : la transparence, la délicatesse comme la force tellurique sont illustrées avec brio.
L’enregistrement, en public, a été réalisé au cours d’une série de représentations données de mars à mai 2019 au Théâtre Royal de Copenhague, où l’ouvrage était mis en scène par Kasper Holten et Amy Lane. On regrette qu’un DVD n’ait pas été diffusé à cette occasion. Mais, malgré l’obstacle de la langue, même réduit à sa seule musique, l’opéra mérite pleinement de connaître une diffusion internationale.
Le livret est heureusement traduit en anglais dans la riche brochure d’accompagnement.